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Habiter le décor
conversation entre Marta Gili & Jordi Colomer
(catalogue FUEGOGRATIS)
Marta Gili: Je pense toujours, en préparant un entretien, à la distance, à l’autonomie de l’œuvre par rapport à son créateur. Je me rappelle certains films d’animation, tirés de contes ou de récits traditionnels, dans lesquels les objets se rebellent: ils pensent par eux-mêmes, s’organisent à leur manière, au-delà de leur fonction initiale, pour laquelle les êtres humains les ont conçus. La nuit, ils sortent, des tasses rencontrent des cuillers, des soldats de plomb estropiés tombent amoureux de princesses sans château... L’œuvre d’un artiste peut-elle aussi se rebeller contre lui?
Jordi Colomer: Oui, c’est fascinant, ces jouets qui s’animent la nuit, les sculptures de musées qui descendent de leur socle, les objets qui s’humanisent et se mettent à parler... Pinocchio ou le Golem. Cette révolte contre un maître ou un créateur prétendument tout-puissant est évidemment séduisante, et pourtant un peu hypocrite. Elle est en général seulement nocturne: au matin, l’ordre est rétabli... Les objets inanimés qui prennent vie, cela a un rapport avec l’idée d’«inquiétante étrangeté». La conception à la Pirandello des personnages affirmant vouloir vivre leur propre destin, c’est bien autre chose. Il me semble que l’auteur caché affirme, depuis cette position, un énorme pouvoir... Je me souviens d’une sorte de cauchemar dans un texte de Jacinto Benavente: chez lui, une nuit, il entend des voix dans la pièce d’à côté; il se lève et découvre alors tous ses personnages en grande conversation...
MG: Oui, je crois que c’est dans El príncipe que todo lo aprendió en los libros1 [ Le prince qui a tout appris dans les livres ]. Tu imagines tes personnages discutant entre eux ! De quoi parleraient-ils? De toi? D’eux?
JC: Je crois que tous mes personnages sont liés à une situation, à un lieu et à une action très précis. Ce ne sont pas des personnages «psychologiques», même s’ils ont un caractère bien défini. En fait, pendant des années, j’ai évité de faire parler mes personnages, ou du moins j’ai voulu qu’ils s’expriment autrement qu’avec des mots. Et même lorsque très récemment, dans En la pampa, j’ai proposé aux acteurs d’improviser les dialogues, je leur indiquais à chaque fois une action concrète à réaliser; par exemple laver une voiture devant un cimetière au milieu du désert, tout en parlant.
MG: Effectivement, dans cette dernière pièce, les mots n’apparaissent pas comme un élément central, ni même un accompagnement de l’action. Ce sont quasiment des accessoires de la scène parmi d’autres – comme l’éponge, le savon ou la voiture.
JC: Le texte dialogué surgit presque naturellement de la situation. Nous sommes dans un espace désertique, au nord du Chili, où il ne fait pas loin de cinquante degrés. Imaginons qu’un garçon et une fille, marchant chacun de leur côté, se croisent à un passage à niveau, le seul à cinq cents kilomètres à la ronde; évidemment, ils se mettraient à parler ensemble: «Tu allais à quelle école?», etc. La pampa est alors comme une grande scène, où le texte devient matière à expérimenter, improviser, jouer... J’avais déjà travaillé sur cette question du dialogue, mais d’une façon très différente, dans Babelkamer.
MG: Dans Babelkamer, le dialogue se construit en effet à travers tout un système complexe d’ «intermédiation», d’interprétations et de traductions multiples...
JC: Nous sommes à Bruxelles, dans un centre commercial à l’intérieur d’une petite cabine-caravane; deux personnes s’assoient face à face, chacune au-dessous d’un moniteur qui diffuse L’Aurore de Murnau, dernière superproduction du cinéma muet. C’est un dispositif conçu pour susciter le dialogue (le sous-titre est «Chambre bavarde»). Les deux personnes – l’une francophone, l’autre néerlandophone –, qui ne se connaissaient pas, se prêtent au jeu de la discussion, sans scénario préétabli, en regardant le film, qui sert de prétexte. Détail capital, elles s’expriment en langue des signes, non pas celle dite «universelle» – qui est aussi peu pratiquée que l’espéranto – mais chacun, dans sa propre langue. Néanmoins, par les gestes, le dialogue se poursuit à partir des images de fiction muettes. Simultanément, en passant par la parole, des interprètes traduisent, des traducteurs transcrivent. On aboutit à un texte écrit, à un film sous-titré du dialogue, diffusé sur les écrans du centre commercial – c’est en même temps une forme d’exégèse improvisée du film de Murnau. Ce qui m’intéressait le plus, c’était l’idée d’expérimenter le direct télévisuel d’une façon très ouverte. A nouveau, la parole comme matière extensible, susceptible d’être transformée par les filtres divers. La singularité des gestes de chaque locuteur – où tout le corps entre en jeu – s’affirmait en fin de compte, dans cette disposition ultra-artificielle, comme la chose la plus puissante.
MG: On retrouve ce caractère extensible de la narration dans Un crime. Là, le récit d’un fait divers est incarné par un groupe de personnages qui portent chacun un morceau de l’histoire et participent ainsi à sa construction, sa mise en scène.
JC: C’est toujours un jeu de déplacements et de transformations en chaîne. Les faits sont les suivants: au début du XXe siècle, près de Cherbourg, un couple commet un crime très violent, brisant à coups de hache le crâne de leur victime. Pour faire disparaître le cadavre, ils le mettent dans une malle à la consigne de la gare, pensant le jeter ensuite à la mer. Un journaliste donne sa version du récit dans Le Petit Journal – une chronique de faits divers qui est un genre littéraire en soi. Dans Un crime, c’est ce texte que je reprends littéralement: les lettres fabriquées en volume sont distribuées à un groupe d’habitants anonymes, une sorte de chœur brechtien, qui restitue la séquence de mots dans plusieurs espaces de la ville en rapport avec le crime (la gare, un bateau au large...). Le chœur ne joue pas, il ne reconstitue pas les actions. Il se borne à tenir les mots transformés en objets, à porter physiquement le scénario. Mais à travers ce passage en trois dimensions, les mots reviennent sur la scène du crime.
MG: Cette circulation de personnes, de mots et de paysages est-elle seulement de l’ordre du déplacement physique, ou aussi, plus largement, culturel, social et politique?
JC: Il s’agit d’abord d’un déplacement dans le temps. Un texte vieux d’un siècle change de support. Je l’actualise en ajoutant seulement un petit épilogue, une sorte de morale de l’histoire; la fameuse phrase que nous entendons dans les gares et aéroports: «Tout bagage ou colis abandonné sera immédiatement détruit...» C’est pour moi une autre manière, finalement, de parler de l’objet trouvé. Dans le monde de l’après 11-septembre, l’objet sans propriétaire est une menace potentielle, une réalité inquiétante. Il a un nouveau statut: non plus l’objet qu’on conserverait en attente d’une éventuelle identification, au Bureau des objets trouvés («objetos perdidos» en espagnol); ni l’objet trouvé décrit par l’histoire de l’art, c’est-à-dire un objet enfin transformable. Désormais, cet objet trouvé, ou perdu, devient juste un danger qu’il faut détruire sans attendre, sans même regarder ce qu’il contient. D’autre part, j’ai toujours été émerveillé par ce moment primitif, presque mythique, du passage de l’objet au mot, pour en arriver à l’invention de l’écriture. Redonner au texte une forme d’objet me permettait ainsi de trouver un autre espace pour le texte, au-delà de la page imprimée, dans la lignée de Mallarmé, Broodthaers ou Brossa... Ici,
il s’inscrit dans la ville, et en mouvement.
MG: Dans nombre de tes travaux, l’étendard ou l’enseigne occupent une place privilégiée; ces objets ressemblent à des sculptures ambulantes ou déambulantes. Je pense à Un crime, mais aussi à Anarchitekton, No Future, Arabian Stars, En la pampa...
JC: J’ai l’impression que les objets, malgré les tentatives constantes de dématérialisation, se multiplient de plus en plus. Les bazars «tout à un euro» disent beaucoup de cette tendance. Le personnage de Simo illustrerait très bien ce rapport presque maladif à l’objet. Elle doit physiquement se débattre pour essayer de mettre de l’ordre dans les choses qu’elle a amoncelées. De même, la dérive de Père Coco est liée à la succession d’objets qu’il trouve en ville, et dans En la pampa, María est constamment accrochée à un sac rose. De manière générale, il y a toujours, dans mon travail, une dimension performative, souvent liée à l’objet. Mais à partir du Dortoir, où l’accumulation d’objets est volontairement excessive, où les acteurs eux-mêmes sont immobiles, j’ai voulu ouvrir les portes du plateau – l’air y devenait presque irrespirable – et sortir dans la rue. On pourrait dire qu’ensuite, mes personnages se sont mis à transporter dehors, au cours de leurs déambulations, un fragment du décor pour voir comment celui-ci transforme la perception de la ville... ou du désert. Le texte, devenu objet portatif, fonctionne exactement de la même manière, comme un collage sur la ville: les lettres en volume dans Un crime, l’enseigne dans No Future, ou les cartons peints dans Arabian Stars.
MG: Les objets semblent davantage exprimer une identité que permettre un usage. Et même si tu affirmes que tes personnages ne sont pas «psychologiques», qu’ils ne verbalisent pas leurs émotions, le fait d’«avoir besoin» de ces objets, de s’accrocher à eux pour se risquer dans le monde, suggère des sentiments d’anxiété, de perte, de mélancolie. La difficulté de se construire comme sujet est-elle une question présente dans ton travail?
JC: Un personnage qui me fascine, c’est Simon du désert, dont Buñuel a fait un film extraordinaire. Simon est un anachorète qui a vécu trente ans sur une colonne au milieu du désert. La colonne l’aide dans son aspiration à se rapprocher du ciel, ne plus être en contact avec le monde matériel, renoncer aux choses terrestres. Mais paradoxalement, dans ce territoire où il n’y a rien, la colonne prend une importance immense. Cet objet unique conditionne toute l’existence de Simon et résume le conflit qui le traverse, pris entre son ascétisme (il ne bouge pas, ne boit et ne mange presque pas) et la tentation de se détourner de la voie mystique (il a envie de descendre, de courir, d’embrasser sa mère...). On peut voir le personnage de Simo comme l’antithèse de Simon: elle se goinfre, au milieu des objets qu’elle accumule compulsivement. Mais plus tard, elle essaie aussi de quitter un décor devenu hostile, hors de son contrôle...
MG: Les décors où vivent tes personnages semblent circulaires et infinis, bien qu’ils produisent chez le spectateur une impression d’enfermement, comme dans Simo, ou de vide, comme dans En la pampa. Comment conçois-tu ces espaces filmiques?
JC: Les personnages dont nous parlons paraissent vivre difficilement les espaces où ils se trouvent, être voués à se laisser porter par l’objet. Mais il y a aussi des personnages qui proposent une transformation de ces espaces, et donc aussi de leur perception, à travers l’image: une démonstration critique comme Idroj dans Anarchitekton, ou une tentative d’éveil des consciences, comme l’héroïne de No Future. Le Merz-Bau de Kurt Schwitters m’impressionne: ce qui est au départ un simple objet finit par instituer un modèle de transformation de l’espace, sans doute extensible à l’infini. L’espace qui en surgit serait un espace privé, mais qui n’aurait pas de limites. Schwitters est pour moi un véritable personnage, au-delà de l’artiste qui appartient à l’histoire de l’art. Dans son cas, la distinction entre l’art et la vie ne semble plus pertinente. Ce qui est important de mon point de vue, c’est le geste, le geste dans la durée, la performance privée de Schwitters en train de construire. Je conçois Anarchitekton un peu de la même manière, comme une attitude, un modèle d’appréhension générale de la ville. Un modèle applicable «à l’international», en même temps adaptable, très localisé, soucieux des détails, mais un geste surtout. Le côté psychologique de la chose n’est pas vraiment ce qui m’intéresse. Mes personnages sont simplement des obsessionnels, qui parcourent les villes avec des maquettes ou en jouant du tambour, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre...
MG: Il y aurait donc des personnages qui s’adaptent à leur environnement, et d’autres qui lui résistent, non de manière politique, mais physique, voire organique. En ce sens, l’environnement devient un décor, une scène. Comment est-ce que tu perçois cet espace de fiction et sa transformation critique? Quelles sont ses articulations avec l’espace de réception?
JC: Dans les premières vidéos, effectivement, les objets et les espaces sont des constructions qui ne dissimulent pas mais, au contraire, soulignent leur caractère fictionnel. Par exemple, dans Les Villes, une jeune femme en pyjama est accrochée à une fausse façade avec, en arrière-plan, un paysage urbain qui se transforme constamment. Il m’est arrivé de dire, à propos de cette vidéo, que l’interprétation de l’actrice constitue l’aspect documentaire de l’histoire, qu’il s’agit là d’un véritable effort physique, d’une réelle confrontation entre l’acteur et le décor. L’aspect fictionnel évident est renforcé par la projection simultanée de deux versions de la scène: dans l’une, la jeune femme arrive à franchir la fenêtre et à entrer dans la maison, dans l’autre, elle échoue et tombe. Face à une œuvre comme Les Villes, on peut éprouver ce que j’ai appelé le «paradoxe de l’incrédule». D’une part, nous sommes pris par ce qui arrive, en vertu de cette suspension de l’incrédulité qu’instaure immédiatement n’importe quelle fiction: nous aimons qu’on nous raconte des histoires, nous aimons y croire («Il était une fois une jeune femme en pyjama accrochée à une façade...»). Mais d’autre part, dans certaines conditions, nous sommes contraints de prendre du recul, d’essayer d’en saisir le fonctionnement, de voir l’envers du décor, son squelette... Cette situation de tension, qui est pour moi l’état idéal de réception, s’inscrit aussi dans l’espace physique où sont diffusées les images, un espace que nous partageons avec d’autres spectateurs. À partir de l’idée de Benjamin selon laquelle le cinéma et l’architecture sont des paradigmes de la perception moderne, qu’il qualifie de «distraite», on peut imaginer que le spectateur idéal serait à la fois distrait et conscient, quelqu’un qui rêverait tout en étant capable, simultanément, d’analyser ce qu’il est en train de rêver.
MG: Ce concept de perception distraite a, je crois, un lien avec ce que Freud appelle l’«attention flottante», qu’il oppose à l’«attention volontaire». L’attention flottante nous laisse dans l’expectative, mais aussi dans l’attente d’associations possibles, de significations à venir. Je pense à María, dans En la pampa, quand elle s’enfonce dans le désert, à la recherche d’on ne sait quoi. Il y a comme un flottement significatif permis par le rien, l’absence de sens...
JC: María – comme Viviana, l’actrice – est née à María Elena, une ville minière d’environ quinze mille habitants au milieu du désert, écrasée sous le soleil. Les femmes qui lui disent adieu, agitant bras et mouchoirs, sont des habitantes qui étaient là un dimanche à midi, devant le théâtre, sur la place principale. María quitte la ville – comme Viviana l’a fait réellement il y a dix ans – pour s’enfoncer dans le désert. Elle le transforme effectivement en espace scénique. Pour En la pampa, j’ai eu besoin de placer les acteurs, qui sont en fait des non-acteurs, dans une forme de logique narrative suivant un déroulement linéaire. Il y a des points de départ, le lieu où ils se rencontrent, et une dérive; tout cela inscrit dans une géographie précise, associée au voyage. J’ai retenu cinq situations, qui ne conservent pas forcément leur caractère narratif originel, qui doivent valoir comme situations autonomes. Ces fragments sont présentés simultanément sur plusieurs écrans. La scène des adieux, qui pourrait être le début du voyage de María, est projetée au-dessus des portes de l’espace d’exposition; le salut s’adresse aussi aux spectateurs.
MG: Dirais-tu que 2e Av. s’inscrit également dans une logique narrative?
JC: Ici, c’est à nouveau l’architecture qui joue le rôle principal: la rue n° 2 d’une cité ouvrière, sous les fumées très chargées d’une usine chimique. La répétition systématique du même habitat, maisonnette avec petit jardin, sur un travelling de deux kilomètres. Je pensais à Homes for America de Dan Graham; 2e Av. en serait une version française, mais revisitée, chargée de toutes les connotations actuelles de l’image en mouvement: un plan initial, panoramique, montrant un quartier idyllique, le lieu où va se passer l’action, où quelque chose va sûrement troubler l’ordre établi. On y voit les vrais habitants, la banalité des gestes, les petites différences insignifiantes qui définissent la personnalité de chacun. Dans ce cas, le véritable travail a eu lieu au montage: reconstituer le travelling dans sa durée initiale à partir d’images fixes extraites de ce mouvement de caméra. Je crois que c’est la vidéo la plus triste que j’aie jamais faite. Rien à voir avec la série de photographies du cimetière de Pozo Almonte. Là, chaque construction, malgré les ressemblances, témoigne d’une invention, d’une créativité surprenantes – alors qu’avant il n’y avait rien, aucune tradition. Chaque maison des morts traduit une imagination singulière, malgré la précarité des ressources. Le cimetière forme une sorte de ville parallèle, bien vivante, peuplée de maisonnettes tout à fait terrestres. C’est un espace partagé par les vivants et les morts, qui semblent simplement partis en vacances. Mais ces architectures familiales ont aussi l’air de décors d’un autre monde...
MG: Ce sont peut-être, plutôt, des décors pour un autre monde, en rapport avec le désir d’immortalité qu’il y a en chacun de nous. C’est curieux, mais l’accumulation d’images dans Pozo Almonte m’a fait penser à ces westerns où les cow-boys découvrent un cimetière indien sacré, intouchable, dont la profanation ne peut que susciter la colère des esprits... Est-ce qu’on peut aussi considérer la série de photographies de Papamóvil comme une forme de profanation?
JC: La Papamobile est le carrosse protecteur du pape en vitrine, une icône qui a fait le tour du monde. Je voulais replacer cette image dans la rue, en trois dimensions, chargée de sens mais débarrassée de la pompe vaticane, nue comme un prototype, afin d’enregistrer les réactions des passants. La dimension de sacré inscrite dans la Papamobile est déjà assez pauvre; il fallait en tout cas profaner la voiture elle-même, son côté spectaculaire, n’en laisser que l’ossature. C’était avant tout un prétexte pour faire le portrait d’un groupe hétérogène, des portraits trouvés, comme les gens qui défilent devant la caméra dans le chapitre d’Anarchitekton à Osaka. Donner un cadre, créer une situation et laisser les choses arriver... À quoi ressemblaient les gens qui passaient un jour de l’été 2005, à midi, dans un quartier en mutation de Barcelone, la Diagonal à Poble Nou? Je me souviens avoir été très impressionné par un travail d’Ana Mendieta: dans une rue quelconque, sous une porte, s’échappe ce qui semble être une trace de sang, et un diaporama nous montre les gens qui passent à ce moment-là...
MG: À propos de 2e Av., tu évoquais une stratégie d’inventaire, d’accumulation. Peut-on dire la même chose de Cinecito et Papamóvil?
JC: Le dispositif de diaporama dans Cinecito est semblable à celui de Papamóvil. Qu’est-ce qui arrive devant la façade d’une salle de cinéma à La Havane un jour ordinaire du printemps 2006 à midi? Je me suis imposé une règle: réaliser des photographies «en rafales», à intervalles réguliers, pendant quatre heures, sans participer à l’action. Comme dans Papamóvil, on voit le passage des gens et des voitures – quelques éléments pour un possible portrait de la ville ce jour-là. Mais dans Cinecito, un événement inattendu intervient: un personnage se met, devant l’appareil photo, à raconter son histoire, fait un tour de cartes et puis s’en va. Il se trouve que c’est un animateur de radio. Il parle devant un palais de la représentation – les salles de La Havane, bâtiments impressionnants aujourd’hui un peu décrépits, symbolisent l’âge d’or du cinéma –, mais il n’y a pas de son. Dans l’exposition, c’est ce présentateur expressif et muet qui accueillera les visiteurs, leur souhaitant la bienvenue.
MG: Plusieurs de tes pièces me paraissent, à des degrés divers, mélancoliques. Un auteur controversé, mais que j’admire beaucoup, Miguel de Unamuno, écrit à la fin d’un de ses romans2: « Je sais bien que, dans ce qui est raconté dans ce récit, il ne se passe rien; mais j’espère que ce sera parce que tout y reste [...].» Serais-tu d’accord pour dire que ton travail tourne autour de ce sentiment tragique de la vie, de cet espace mélancolique où cohabitent ce qui reste et ce qui s’en va, ce qui arrive et ce qui n’arrive pas, ce qui est immobile et ce qui se déplace?
JC: Pauvre Unamuno, amant des paradoxes, obligé de subir à l’université de Salamanque l’effroyable «¡Viva la muerte! ¡Muera la inteligencia!» de Millán Astray3... S’agissant de la mélancolie, j’aurais préféré éviter de répondre... Un appareil photo, une caméra, ce sont des machines à produire de la mélancolie, une confirmation du caractère fantomatique de la réalité. Je ne parle pas d’un possible symbolisme des images, ni d’une histoire racontée, mais du fait de travailler forcément à partir de fragments de réalité, de situations transitoires. Cette réalité fragmentée est évidemment de plus en plus contaminée par la diffusion de plein d’autres images fantomatiques... Finalement, une gigantesque production de mélancolie, directement proportionnelle à l’éloignement de l’expérience directe. J’aime bien l’idée d’utiliser ces fragments de situations filmées, pour en créer d’autres d’une autre intensité, en temps réel, dans l’espace de monstration. Là, il s’agit d’utiliser tous les moyens – l’architecture éphémère, le parcours, le son, les actions des spectateurs – et de produire, par ce dispositif, de fortes doses d’imprévu. Pour tourner Fuegogratis on a brûlé tous les décors de la vidéo précédente, Le Dortoir. J’ai toujours été fasciné par cette idée des décors en flammes; comme dans le diptyque des Nibelungen de Fritz Lang, où on voit dans La Vengeance de Kriemhild brûler tous les décors de la première partie. Toute exposition relève en quelque sorte d’un «feu gratuit». Finalement, il s’agit d’organiser une grande fête, et les fêtes, comme les voyages, ont toujours une fin.
1 Jacinto Benavente, El príncipe que todo lo aprendió en los libros (1909), Barcelona, Editorial Juventud, 1949.
2 Miguel de Unamuno, San Manuel Bueno, martyr (1931), trad. fr. de Yves Roullière, Monaco, Le Rocher, 2003.
3 En octobre 1936, Miguel de Unamuno, alors recteur de l’université de Salamanque, prononce un discours défendant les valeurs humanistes de la culture, en présence de dignitaires fascistes. Violemment interrompu par le général Millán Astray, chef des phalangistes, qui proclame «Vive la mort ! Mort à l’intelligence !», il lui résiste et est pris à partie par l’assistance. Contraint à la démission, il meurt quelques mois plus tard. (NDE.)
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