Avril 29 - Juin 12, 2011
BOZAR
Rue Ravenstein 23, Bruxelles (Belgique)
Lesoir.be. Les possibles ont encore de l'avenir. Jean-Marie Wynants. (2011) (fr)
Musiq3. Radio entretien. Pascal Goffau (2011) fr audio
RTBF La première Culture Club. Radio entretien. Laurence Aya (2011) fr audio
TVBrussel. Art Brussels presenteert: Jordi Colomer. (2011) fr video
En avril 2011, Jordi Colomer présente en première mondiale à Bozar L'Avenir, un projet d'ampleur mêlant les images animées, et projetées au sein d'installations spécifiques, aux maquettes en trois dimensions, objets courants dans la pratique de l'artiste catalan. En l'occurrence, celle du fameux Phalanstère de Charles Fourier, somme et aboutissement des recherches du philosophe français dont la pensée a irrigué le socialisme du vingtième siècle. Mais cet immense ensemble de bâtiments est resté à l'état d'utopie. Ceux qui ont tenté d'en entreprendre le chantier, à commencer par l'élève Victor Considérant, se sont vite heurtés à des contradictions insolubles. C'est pourtant l'un des seuls exemples de pensée qui ait abouti à un projet architectural concret.
Le philosophe a décrit abondamment son phalanstère mais n'en a jamais tiré qu'un dessin sommaire, rejoint par une vue en perspective dessinée par Considérant. Images immédiatement décevantes pour les lecteurs de Fourier. L'aspect militaire de cet hôtel coopératif ne peut manquer de surprendre au regard des descriptions enflammées de ses arcades, galeries, jardins, caravansérails, ateliers et cuisines bruyantes. Mais il montre aussi à quel principe de rationalité cette diversité d'espaces et d'activités était assujettie. Le Phalanstère devait mettre en œuvre l'harmonie universelle, but ultime de la théorie de l'Attraction passionnée. Elle-même divisée en douze passions radicales ou premières, cette théorie a surtout commandé la rationalisation spatiale du phalanstère où devaient vivre 1620 membres représentant les 810 caractères, masculins et féminins, formant selon le mot de Fourier une phalange. La planification est le reflet spatial d'une division du temps conçue selon l'assemblage harmonieux des goûts et des caractères de chacun ; elle commande un emploi du temps où chaque membre effectue un total de six activités quotidiennes limitées à deux heures, allant du nettoyage des parties communes à la cueillette des fleurs.
Le paradoxe auquel Jordi Colomer s'est immédiatement confronté fut sans doute analogue à celui de Fourier même : la maquette et les plans du lieu ne pouvaient en rien dire la richesse et la perfection de la vie supposée s'y épanouir. C'est par la fiction que Fourier a pu l'exprimer : le récit des récoltes champêtres ou des dîners communs servis par l'ouverture de trappes au plafond et desservies par d'autres au sol. Cette vaste machinerie, libérant les hommes des tâches ingrates pour les destiner à la seule expression du plaisir, ressemble à un opéra autant qu'à cet avenir radieux à quoi laissait rêver certains cinémas grandioses des avant-gardes du début du vingtième siècle. Les écrits traitant du phalanstère préfigurent à bien des égards les utopies artistiques, architecturales, cinématographiques, du futurisme ou du modernisme. Aussi, l'utilisation de ces descriptions comme un simple scénario de scènes à réaliser aurait paru redondantes et erronées.
Le phalanstère offre en effet au monde contemporain des questions, des images, des perspectives plus urgentes. Tout en annonçant les grandes entreprises de planifications architecturales du vingtième siècle telles les barres de logements regroupées en banlieues de nos villes, la pensée de Fourier suggère d'autres modes d'accord entre la gestion de l'espace public et la division du temps de travail, modes coopératifs fondés sur le partage des aspirations et le souci d'habiter un lieu plutôt que d'y être simplement logés, selon la distinction de l'anthropologue Franco La Cecla : "le logement rend les logés passifs en les privant du droit d'habiter réellement l'espace" (Contre l'architecture, éditions Arlea, mars 2011).
C'est à cet endroit que Jordi Colomer conçoit la puissance émancipatrice de la fiction. Celle-ci n'est pas un scénario que nous devrions jouer passivement, mais, dans la lignée des travaux du situationnisme de Debord ou de l'anarchitecture de Matta-Clark, l'instauration de situations ouvrant du possible dans un cadre minimal. La communauté ordinaire qu'il a filmé en haute-définition dans la région désertique du Delta de l'Ebre au sud de Barcelone, et qu'il dispose à BOZAR sur trois écrans pensés comme des chapitres, ressemble ainsi fortement à l'épopée d'un groupe de pionniers partis à la conquête du nouveau monde. Disposant sur le sable les cubes de la maquette du phalanstère comme autant d'élément d'une cantine ambulante, combattants les vents violents qui balaient la péninsule, ces êtres rendent à l'aventure don quichottesque la puissance libératrice d'un imaginaire précisément inscrit dans la terre. Impuissante à recueillir la complexité du phalanstère, sa maquette, mise en situation, permet de marquer les contradictions apparentes de toute architecture avec la réalité où elle doit prendre place ; de la remettre en jeu et en partage.
Pour Colomer, il est bien question d'avenir. Les mondes idéaux décrits par Fourier, qui suscitent par-delà les contradictions architecturales et sociales la conviction de l'imaginaire, sont les sources esthétiques d'une émancipation politique toujours à conquérir dans le sensible. À bien y regarder, Colomer a toujours écrit des aventures, des Anarchitektons à Babel-kamer, de La Pampa à Avenida Ixtapaluca jusqu'au tryptique What will come montré à l'Argos simultanément à l'exposition de BOZAR. Des fictions grandioses qui rejoignent l'histoire des premiers hommes du cinéma, de l'Aurore de Murnau au Simon du Désert de Bunuel : des hommes qui se risquent à traverser les déserts, à se laisser percer par les lumières du monde, et qui redécouvrent par l'image le chemin d'un accord entre les passions tumultueuses et la nécessité d'un espace concret.
Colomer dresse en cela le plus audacieux des ponts. À travers vingt-quatre projections, il organise des images anonymes prises sur l'Internet selon autant de types d'activités et d'espaces prévus dans le phalanstère : la toile devient une incarnation convaincante du projet de Fourier, en même temps qu'elle atteste a posteriori de l'existence de celui-ci. Comme dans le Redacted de Brian de Palma, le faux peut aujourd'hui dire la vérité sans médiation, et rendre au spectateur, supposé à tort passif, les qualités du citoyen qui lui furent si souvent confisquées : l'accès libre à toutes les images, présupposé nécessaire à l'émancipation de l'art.
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