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Les ‘Gauloises bleues’ de Jordi Colomer
Ramon Tio Bellido
(catalogue QUELQUES STARS)
DEPUIS CINQ OU SIX ANS AUJOURD’HUI, l’oeuvre de Jordi Colomer se constitue essentiellement de montages et d’installations vidéographiques. À Noisy-le-Sec, Jordi a montré Fuegogratis et Anarchitekton. Des vidéos en apparence différentes, à la fois antinomiques et complémentaires, tant dans leur contenu que dans les procédures rythmiques des récits qui se déroulent. Sans anticiper, disons que j’ai trouvé une charge narrative métaphorique assez affirmée dans Fuegogratis et une disruption intégrale de cette même occlusion narrative dans l’autre proposition. Ou plutôt, pour être encore plus direct et transparent dans mon appréciation, j’ai énormément aimé l’absence, ou la dissolution de toute histoire anecdotique dans Anarchitekton. C’est, me direz-vous, assez contradictoire, alors que l’on y voit un personnage se promener le long des lignes d’horizon que forment des immeubles bétonnés des années 70. Il agite, la tenant à bout de bras, une maquette copie conforme de la même architecture assez laide, laquelle vient s’immiscer entre quelques-unes de ces tours comme un clone virtuel, ou s’en abstraire jusqu’à disparaître dans ce paysage charmant, selon l’angle et la distance du point de vue d’où l’on voit gambader l’impétrant.
Qu’est-ce qui m’a tellement séduit dans cette aventure? Maintes choses sans doute, à commencer par une relative familiarité de cette gestuelle et de ce type d’action avec les rituels des manifestations de rue et ces banderoles qu’on y agite d’une façon inconsciemment chorégraphique. La transgression ou la liberté qu’autorisent ces mêmes défilés, lesquels au bout du compte, et quels que soient leurs motifs, se ressemblent tous autant par leur côté festif et répétitif que par la relative inutilité de leur agitation événementielle. J’avais tout cela tellement présent à l’esprit – ce non spectacle qui est le meilleur, parce qu’il ne différencie pas le metteur en scène de l’acteur – que m’est soudain revenue en mémoire, de façon assez sidérante, la passion ressentie pour un film que j’avais vu dans mon adolescence et auquel je pense n’avoir pas compris grand-chose réellement, sinon que l’avalanche de non histoires, de retrait de toute narrativité édifiante sans début ni fin supposés, m’avait emporté d’aise et réconcilié, mais de très peu, avec le cinéma, qui n’est pas, et de loin, mon «7e art» préféré!
Ce film s’intitulait Les Gauloises bleues; il a été, je pense, le seul achevé comme réalisateur par le critique Michel Corneau qui ne cachait pas vouloir entreprendre une lecture déconstructive et «critique» de l’académisation filmique omnipotente, et c’est en quelque sorte avec son prétexte que j’ai décidé d’entreprendre ici ce texte sur l’oeuvre de Jordi Colomer. Des Gauloises bleues, je ne me souviens guère que d’une courte scène, qui se déroule vers le milieu du film, mais qui pourrait se situer à n’importe lequel de ses bouts. On voit donc Jean-Pierre Kalfon, alors jeune acteur avant-gardiste type «art et essai», pénétrer dans une cuisine où se tient coite une jeune fille. Le bonhomme déballe sur la table un tas de paquets de Gauloises qu’il tient à bras le corps, et qui, en s’amoncelant sur la nappe cirée, font un bruit assourdissant et métallique, comme pourrait le faire n’importe quelle grue déchargeant des carcasses dans une casse automobile...
En regardant cette scène, on se rend compte assez tôt – pour ne pas dire de suite – que c’est là une fiction outrancière, appuyée et laborieuse; ensuite, on s’aperçoit tout de go que ce n’est somme toute pas si différent de ce qui se passe à chaque instant, dans notre quotidien le plus banal, qui est fait d’une incommensurabilité de distinctions, d’étrangetés, qu’il nous faut sans arrêt recomposer, assembler, recoller... Le coup des Gauloises bleues, à cet égard, était gigantesque, pas tant pour le bruit incongru – ce n’était qu’un bruit après tout, identifiable de surcroît – que par l’action qui s’y jouait, ce déversement, cette accumulation se redoublant d’un tas à un autre, ici d’abord porté, transporté, et là amoncelé, érigé. Une action on ne peut plus humaine en fin de compte, quelque chose comme la représentation absurde d’un travail qui se transformait alors en ouvrage, ou plutôt, en oeuvre. L’emphase invraisemblable ou la surenchère évidente que cette scène pouvait évoquer s’abîmait dans la conviction soudaine qu’il aurait pu s’agir de nous; accomplissant un tel acte, nous devenions alors potentiellement les acteurs de telles fariboles, parce que dans le fond, c’est bien à ce genre de déviations constantes que nous nous prêtons tous, souvent même sans le savoir. Mieux que Monsieur Jourdain donc, l’affaire des Gauloises bleues nous faisait tous devenir artistes/acteurs, alors que nous n’étions, de facto, que des spectateurs avachis dans les fauteuils de la salle de projection. Ce n’est pas un hasard si j’évoque le lieu de la projection. Cette salle de spectacle, genre auditorium, commune au théâtre, au cinéma et à tous les arts de la scène, n’est que l’aménagement en «boîte noire» des gradins du cirque ou du stade, tel qu’il a été instauré à la Renaissance. Vision frontale, la scène est une image plate – malgré sa profondeur – où s’inscrit l’épaisseur mimétique de la perspective et du réel. Cette relation, dans sa nécessité instrumentale, a été bien entendu discutée et déconstruite par nos chères avant-gardes, mais il est impressionnant de voir combien elle s’impose à nouveau dans les passages incessants et réitératifs entre les «arts plastiques» et les images en mouvement. Jordi Colomer, dans les traitements qu’il impose à l’espace particulier de la projection, c’est-à-dire à l’éclatement de la place du «prince» que nous devenons en l’occupant à notre gré, insiste sur l’impossible dissociation que représente l’hybridation des images fixes et des images en mouvement, autrement dit sur la nécessité de poursuivre la mise en oeuvre d’une installation ontologique, irréductible, qui n’appartient pas, malgré tous les a priori sémantiques de l’heure, au champ de la scénographie ou, encore moins, à celui de la dramaturgie. Ces aménagements d’espaces appartiennent intrinsèquement à quelque chose de l’ordre du visuel, du dispositif expérimental que constitue la syntaxe plastique dans son entité, c’est-à-dire à un événement et non à un spectacle. S’il fallait aller vérifier la genèse du lexique artistique de Jordi Colomer, il conviendrait de se rappeler les premières oeuvres qu’il a montrées publiquement où il faisait usage d’objets divers, davantage disposés qu’arrangés avec le parti-pris très clair de les réunir pour produire un air de déjà-vu, de familier et d’étrange à la fois.
Puis sont venues s’ajouter les Pensées, Liraelastica, les Puces, Phrases et Opérettes. Propositions qui venaient conforter le sentiment de voir se mettre en place une activité artistique, une pensée réflexive, qui ne cachait pas la nécessité de s’appuyer dialectiquement sur une interrogation rétroactive. Dans le cas de Jordi, le paradigme revendiqué, et perceptible dans son évidence, n’est autre que le fameux modulor de Le Corbusier, discuté et instrumentalisé avec les enseignements fondateurs de l’architecture moderne de Loos. Ou comment négocier la faillite utopique du modulor – qui n’a jamais joué comme embrayeur esthétique dans le cadre de l’architecture – et la contamination du réel par la valeur d’usage, par l’expérience d’une pratique commune, malgré ou à cause de ses différences mêmes?
Colomer fait référence à l’analyse du tatouage chez Loos, qui définit avec cette pratique – ou son abandon – la séparation qu’introduit l’homme moderne entre l’ornement et son usage. Avec la modernité, en effet, c’est désormais la fonction qui prédomine et l’ornementation n’a comme valeur indicielle qu’une tentative assez désespérée de réconciliation avec un état originel – naturel – dont nous aurions irrémédiablement divorcé. Dorénavant, et pour enfoncer le clou de ce quotidien et de sa banalité si chers aux pratiques actuelles, les objets ne peuvent se mouvoir symboliquement que dans une telle marge étroite, et leur valeur symbolique, ou esthétique, ne devient pourtant évaluable que dans les contextes où ils se déploient et dans les traces opérationnelles qu’ils déclenchent. En effet, dans le commerce des objets ou des images qui est le nôtre aujourd’hui, ce n’est pas tant la taxinomie qui change, sinon la disposition qu’on leur prête. Les architectes de l’ère moderne souhaitaient davantage construire des coquilles fonctionnelles, ou rationnelles, mais aussi vides que possible pour que chacun les agence à son goût, selon les inclinaisons de ses sentiments. C’est dans le fond avec cette permissivité du privé, qui bâtit son propre espace de vécu et de relationnel, que s’est instaurée l’interrogation de l’espace particulier de l’exposition, entre la neutralité factice de la boîte blanche et la suraccumulation de l’environnement. Dans cette oscillation en apparence antinomique, ce qui importe surtout est de fabriquer un espace, un lieu, suffisamment personnalisé pour que le repérage et l’usage qu’il provoque s’incarnent dans son évidence de caractère, plutôt que son caractère d’évidence. Un lieu de vie en quelque sorte, où l’espace de liberté qui nous est laissé – ou donné – est moins dans la sélection qu’il nous autorise – peut-on réellement choisir son appartement à l’heure de l’impérialisme de l’offre et de la demande? – que dans les agencements et la distribution des indices de nos agissements propres. À cette référence explicite et renouvelée dans sa constance pour l’architecture – la formation de Jordi Colomer est en effet celle d’un architecte et il avoue n’avoir jamais mis les pieds dans une école de beaux-arts – va bientôt s’ajouter celle de la scène, et plus particulièrement du théâtre. Outre qu’il faut chercher une logique dans l’élection de cet art de la représentation qui incarne plus tangiblement le vécu par le jeu en direct des acteurs et le fictionnel/artificiel par le déploiement des décors et des praticables, Jordi Colomer se dit davantage intéressé par l’ambiance des coulisses, du backstage, où se vérifient plus aisément la mise en œuvre et la construction des machineries et des intrigues qui débouchent ensuite sur la lumière de la scène. Autrement dit, son regard et sa relation au théâtre se sont davantage constitués comme ceux de l’expérience quotidienne que l’on peut avoir dans un restaurant, au supermarché ou au café, justement, plutôt que par la relation transactionnelle qui oblige à rester dans une situation de perception et d’appréciation qui fait de nous, simples usagers munis des tickets d’entrée de ces amphithéâtres, des spectateurs face à la scène, mais hors d’elle évidemment. Enoncé autrement, disons que ce serait là la seule concession que fait Jordi à la scène: devenir un lieu d’actions, d’interventions et d’expériences comme on le dit d’une salle de jeux, d’une cour de récréation ou de ces espaces publics où il se trame forcément quelque chose dans l’indétermination qui est la leur, entre carrefour, place ou jachère qui, plus que des non-lieux sont des a-lieux où il faut tout inventer, sans guère de règles tangibles, mais où cela transvase, cela passe, cela défile et cela relationne forcément. C’est donc avec une logique très explicite que Jordi Colomer peut utiliser la locution «sculptures dilatées» lorsqu’il parle de son travail actuel. C’est un terme assez paradoxal, d’abord, parce qu’il revendique une pratique confusément perçue comme obsolète ou académique – la sculpture –, ensuite, parce que sémantiquement la dilatation renvoie certes à une idée de mouvement, mais un mouvement plutôt diffus, incontrôlable parce qu’accidentel.
Je pense que ce que Jordi souhaite désigner ainsi participe de la description très matérielle et opérationnelle de son travail: il lui faut bâtir un lieu de confrontations mobiles. Du mobilier donc, dans tous les sens du terme: aussi bien celui qui peut être transporté ou véhiculé que celui qui nous véhicule et nous transporte.
La première réalisation qui a vu Jordi Colomer poser explicitement cette dualité et la déployer de manière vérifiable reste sans conteste son exposition Alta Comedia, dans l’espace du Tinglado de Tarragone, en 1993. À l’intérieur de cette nef démesurée, il a bâti trois édicules, qui, tout en gardant chacun leur propre autonomie, s’appareillaient totalement entre eux. L’ensemble relevait davantage d’un environnement que d’une installation – pour rester dans une nomenclature artistique – puisqu’au bout du compte, il se traduisait effectivement par une conjonction d’éléments rassemblés, ordonnés, qui venaient délimiter notre conduite, notre déambulation; en bref, les tracés, certes divers et multiples, que nous devions suivre pour aller de l’un à l’autre et vice-versa, comme dans une enceinte infranchissable.
À l’entrée de cet édifice, on pouvait se retourner pour s’apercevoir que le mur intérieur était totalement recouvert d’une peinture rose assez criarde, et qu’était punaisé par-dessus un carnet de croquis avec sur la page visible la tête de Pinocchio – style Disney – dessinée au stylo à bille. Puis suivaient (sic) une sorte de cabane parallélépipédique dont une face était percée d’une porte irrémédiablement close à laquelle (ne) conduisait (pas) un escalier en aggloméré de trois marches; une cloison à l’allure de paravent, formée d’épaisses plaques de verre qui venaient enchâsser des feuilles de carton brut, le tout reposant sur un socle de tasseaux en pin; enfin un praticable en bois, pièce rectangulaire surélevée et fermée sur trois faces, accessible par un escalier dont le palier n’était que la partie extérieure du plancher. Àl’intérieur de cette pièce, se trouvaient, calés contre un des angles, des pots de confiture, des paquets de riz et une bouteille de lait. À bien y vérifier, on se souvenait alors avoir également vu des chaussures de femme et des ampoules de 25 watts dans leur boîte, dans l’interstice laissé vacant entre le sol de la nef et la base du paravent de verre. Ces quatre oeuvres étaient délibérément distinctes et dissociables dans l’esprit de l’artiste, puisqu’elles répondaient à quatre titres précis: Viva Pinocchio, Noves Vacances, Gran com a casa et En Escena, mais leur disposition n’était en rien fortuite, venant instaurer un déroulement, un récit peut-être, absolument logique et homogène. Reste qu’il devenait ensuite possible à chacun de tisser ou de tramer sa propre perception fictionnelle du propos, mais je préfère, quant à moi, m’en tenir à l’observation de cette possibilité sans aller plus avant dans son interprétation symbolique, subjective ou sociologique, par exemple. Ce qui m’intéresse en ce cas est la vérification matérielle et sensible que génère ce type de dispositif et la puissance d’inventaire suggestif qu’il acquiert. Car nous nous trouvons face à quelque chose qui frise volontairement la réalité, par sa concrétude, et qui s’en déporte ostensiblement par les subtils déplacements qui s’opèrent. S’il est certes évident qu’un tel dispositif a un caractère interactif indéniable – il faut l’éprouver au moins physiquement pour en saisir tous les contenus – la nature des éléments référentiels qu’il dispense et la façon dont ils sont agencés s’imposent comme les prolégomènes réussis de la constitution d’un vocabulaire, d’un lexique, qui pose l’identification des conditions discursives et interrogatives des oeuvres que Colomer a entreprises par la suite. C’est, en quelque sorte, la conjonction du recensement d’une collection d’objets/sujets, telle la présence de ces indices du quotidien que sont les boîtes de conserves alimentaires, les ampoules ou autres chaussures; celle des assemblages aux allures architectoniques de mobilier qu’il utilise depuis longtemps qui s’agrémentent ici de la construction de pseudos scènes ou d’estrades; leur articulation enfin, dans une relation animée, par l’introduction d’un mouvement indispensable liant ces éléments les uns aux autres, et j’insiste ici sur la notion d’animation et non sur celle de narration qui induirait une lecture univoque du déroulé.
Puis Jordi a sauté le pas, si l’on peut dire, et a commencé à produire des oeuvres où la part vidéographique est principale. Il lui fallait, en quelque sorte, mettre en scène ce qui jusquelà se cantonnait à délimiter une scène – une enceinte – par le biais de ses sculptures/installations. Le passage d’une pratique de «sculpteur/installateur» à «sculpteur/vidéaste» s’est fait avec beaucoup de retenue programmatique: l’artiste n’en a pas parlé jusqu’à ce que la première de ses propositions soit achevée, car il était on ne peut plus conscient de l’enjeu et de la difficulté de l’entreprise, non pas tant peut-être que l’on puisse le taxer d’opportuniste à l’heure où tout le monde, ou en tout cas beaucoup s’adonnent à la vidéo, que de se confronter au danger de s’abîmer dans l’imitation d’un genre exogène, tels que le sont les arts de la scène et du mouvement en général. Cette oeuvre initiale, Simo, a été présentée au MACBA, à Barcelone, dans l’espace organiquement patatoïforme que Richard Meier a accolé à l’ordonnance plutôt stricte et élégante du bâtiment. On y accédait en longeant un couloir, style chicane, pour pénétrer alors à l’intérieur de cette annexe, et on se rendait compte que l’intérieur de ce mur faisait office d’écran. Dans la semi-obscurité ambiante, on apercevait une rangée de chaises disposées contre le mur du fond, disparates, et on pouvait voir, de surcroît, que les murs intérieurs étaient peints d’un rouge plutôt vif. Ces détails, occurrents dans les dispositifs utilisés par Colomer, donnaient à la pièce un air de cabinet très particulier et la convertissaient en un espace totalement autonome, une aire à part, guidant tout à la fois nos mouvements et nos déplacements vers un but bien arrêté: aller s’asseoir.
Et comme les chaises étaient toutes différentes, on pouvait se laisser aller à croire que l’on choisissait la plus confortable, la plus design, la moins bancale, ou la plus proche tout bêtement... pour se rendre compte, dans un micro-instant, que nous nous trouvions face à l’écran, à la projection vidéo, et immergés dans le son qui l’accompagnait. Son et image, du pur cinoche! Voire... Simo s’avère être une sorte de ballet incessant, frénétique, mené à la baguette par une actrice naine qui accumule obsessivement des tas de boîtes débordant comme des poupées russes. C’est une sorte de scénographie hystérique ou hallucinogène, au choix, qui se cantonne dans l’arène délimitée par un praticable de cloisons départageant 65 un espace interne et externe. On peut, bien entendu, interpréter à satiété le sens et les intentions de tels débordements, contenus de fait dans un espace clos, mais je n’en retiens quant à moi que cette potentialité analogique du commerce qui est le nôtre avec les objets, leur préhension et leur gestion, leur (in)utilité et leur nécessité, les aveuglements comportementaux auxquels ils nous conduisent lorsque nous nous entêtons à les archiver ou les conserver jusqu’à plus, mais sans trop savoir ni pourquoi ni comment, sauf que ça nous encombre. Ici, dans n’importe quel espace où nous nous construisons un pan de vécu, nous bâtissons une relation au monde – extérieur – qui est assez débordante dans les plus-values délibérément singulières que nous accordons à la distinction de nos (non)choix. Retour aux Gauloises bleues... À quoi jouons- nous de facto avec l’enroulement de l’environnement, qui n’est pas son commentaire mais juste sa transcription? Réponse, en guise de continuité expérimentale, avec l’oeuvre suivante, cet Eldorado qui voit un acteur aveugle se mouvoir dans un espace circulaire et contigu, être poursuivi par le mouvement rotatif d’une caméra qui éclaire la scène par flashes intermittents et faire surgir là une pile d’assiettes sur une table, ici un bureau encombré de bibelots, bref un relevé nonstop d’objets divers et identifiés.
Cette préoccupation pour la construction d’un espace propice à la fois à la projection de l’image vidéographique et à l’implication du regardeur s’est vérifiée depuis à plusieurs reprises dans le travail de l’artiste, et, pour rester au plus près de ce qui nous concerne ici, elle a donné lieu à quatre invitations successives, au Centre d’art du Creux de l’Enfer à Thiers, puis à celui de la Ferme du Buisson à Noisiel, ensuite au Grand Café à Saint-Nazaire, enfin à La Galerie à Noisy- le-Sec. Il faudrait y adjoindre, pour rester sur le territoire français, son exposition à la galerie Michel Rein à Paris et, au printemps dernier, sa participation à une exposition collective à la Villa Arson de Nice. Les deux expositions à Thiers et à la Ferme étaient assez proches en termes de contenus, mais plutôt distinctes en termes de contenants.
Pour couper court, l’adaptation aux deux lieux, magistralement réussie, a consisté à construire un espace de circulation constitué de l’agencement de boxes accolés les uns aux autres dans la nef vide de l’usine du Creux de l’Enfer, et à déconstruire le caractère «maison particulière» des pièces en enfilade et sur plusieurs étages de la Ferme du Buisson. Dans les deux cas, et cela se vérifie par la suite, les artifices utilisés par Colomer consistent, ni plus ni moins, à nous entraîner dans une situation où la matérialisation du dispositif devient évidente dans son caractère d’appareillage et d’outillage, les deux semblant indissociables. Il convient autant de s’arrêter pour voir défiler l’image sur l’écran que de se positionner face à lui, pour s’en abstraire ou s’en défaire ensuite, tout en décidant du point de vue que nous adoptons. Et assez malignement, mais sans surprise non plus, le spectacle se déroule alors aussi dans la salle, si je peux dire, à vérifier le comportement des autres... Une telle implication s’est assez logiquement démultipliée avec les oeuvres récentes, au moins à deux reprises, mais de façon différente.
Les Jumelles et Les Villes fonctionnent en effet avec les projections simultanées de deux vidéos, présentées face à face et demandant au spectateur/acteur/regardeur de se placer quelque part – mais pas forcément n’importe où – entre ces deux murs d’images. Les Villes ont été présentées au Grand Café à Saint-Nazaire, puis à la Villa Arson, quant aux Jumelles, je ne les ai vues qu’à Nice également. À Saint-Nazaire, Jordi avait bâti un espace parallélépipédique assez spacieux, qui venait s’insérer dans la salle du rez-de-chaussée, le rectangle au sol de cette construction pivotant entre les colonnettes qui rythment ce lieu. La même peinture rouge référentielle différenciait d’emblée cet édicule et rendait perceptible de loin l’encoignure de l’accès qui conduisait en son sein. Là, on pouvait voir sur grand écran le défilement d’une image en diptyque, avec à droite un empilement de cubes qui figuraient à toute allure une ville aux maisons superposées – comme le font les enfants avec les jeux de construction – et à gauche, on assistait à la progression athlétique d’une femme en pyjama contournant la façade d’un immeuble à laquelle elle s’agrippait comme un escaladeur émérite et téméraire. Sur l’écran d’en face, puisque l’on tournait évidemment le regard vers lui, on pouvait d’abord penser assister à la même scène, sauf, qu’à en attendre le dénouement, on voyait lamentablement la pauvre femme chuter et disparaître de notre vue après avoir traversé la largeur inférieure de l’écran. Si la morale des deux contes était laissée à la disposition de nos sentiments (s’apitoie qui veut, applaudit de même...), ce qui était moins autorisé restait d’en choisir la perception: ou l’un ou l’autre, mais jamais les deux en même temps, car impossible et impensable, quel que soit le don d’ubiquité oculaire dont on pouvait souhaiter profiter l’espace d’un instant, ou le torticolis douloureux que pouvaient provoquer les contorsions imaginaires et illusoires qui nous auraient gratifiés d’une «double vue»... Bref, cela pouvait générer une espèce de frustration modérée par le fatum ironique du propos, mais surtout par l’assentiment de sa double leçon: ça passe ou ça casse. À dire vrai, et pour être très précis et insister sur les enseignements du dispositif que je décris aussi justement, ça passait moins à la Villa Arson, pour une raison très simple, mais structurelle: cette oeuvre était présentée dans l’une des salles/alcôves du «musée» de l’école et l’un des écrans s’appuyait sur l’une des parois construites pour scander ce lieu. Juste une porte plus loin, au détour d’un couloir en forme d’impasse, on accédait à la projection des Jumelles. Je le dis tout de go, c’est à mes yeux l’une des oeuvres les plus accomplies de Colomer, peut-être parce que parmi les plus évidentes, les plus simples et les plus explicites. C’est à une proposition très similaire que nous sommes également confrontés: deux vidéos sur écrans, plutôt grands, se faisant face, et projetées – en tout cas pour cette occasion – dans une pièce nue, plus commune que banale, une sorte de «boîte blanche» propre aux critères de la muséographie habituelle, même si elle était peinte entièrement en rouge comme à l’habitude chez l’artiste. On s’y installe donc, et comme elle est très vide, on s’adosse en s’asseyant sur l’un des murs laissé libre d’images. Peut-être prévenus par le coup de la double chute des Villes, on lorgne d’un côté puis subrepticement de l’autre, puis à nouveau à droite, puis encore à gauche... pour convenir soudain que la règle du jeu ne paraît pas la même. Arrêt sur l’image donc, pour en lire entièrement la scène qui s’y trame. Backstage. Nous sommes à l’intérieur d’un plateau, celui d’un amphithéâtre en partie caché par des vêtements suspendus qui agissent comme de lourds rideaux de velours cramoisi qui échancrent un des bords mais qui nous laissent voir des rangées de fauteuils plus ou moins déglingués. En une sorte d’accéléré, ou plutôt de gestuelle compulsive, des jeunes filles s’habillent et se dévêtent devant nous, elles-mêmes occultées du public par les rideaux pendants. Pendant, justement, qu’entrent des spectateurs, potentiellement virtuels ou virtuellement potentiels – c’est là encore une des fameuses morales de ses histoires que Jordi laisse à notre gré – qui s’installent sur les gradins les plus proches et qui s’apprêtent à attendre que le spectacle commence, alors que les deux actrices – aussi virtuelles que potentielles, etc. – n’en finissent pas de s’emmêler de chiffons, de robes et de tutus et d’autres gabardines, pendant que, dans la salle, tout le monde est parti, qu’une des jumelles convertie en ramasseuse/ouvreuse vient récupérer la lingerie laissée éparse par ces distraits spectateurs et que ressortent les jumelles qui recommencent à s’agiter derrière le rideau, à s’échanger et se vêtir de fringues qui... et la boucle s’enroule, se dévide, se tord et se détord encore, à satiété. Et qu’il faut alors regarder de l’autre côté voir ce que raconte le film d’en face, et ma foi, c’est pareil, mais alors totalement pareil, identique, c’est la copie de, le déjà-vu déjà... Mais alors pourquoi ne l’avoir pas perçu au début, entendons au début du film tel qu’on pensait le voir dans une espèce d’anticipation, comme les films du même nom, comme la science d’une fiction que nous avons pu croire pouvoir contrôler en tournant le regard de droite à gauche illico? Donc, si c’est pareil, il suffit de détourner son regard pour voir la suite de ce qui vient de démarrer ici, et tiens non, il y a comme un soupçon de retard ou alors c’est trop tôt, bref, le timing n’est pas le bon, il y a quelque chose qui cloche ousommes-nous donc si inattentifs ou si désabusés que l’on ne sache plus voir, tellement les images déferlent et qu’on les emmagasine avec une certaine lassitude dans notre quotidien (télé)visuel?
Non, je l’ai dit en préambule, c’est bien plus simple que ça. Les deux projections sont à peine décalées, mais tellement peu qu’à vouloir les contenir ensemble dans le va-et-vient du regard, elles créent une légère perturbation, proche du tressautement d’une caméra fatiguée...
Et c’est alors que nous nous rendons compte, et ce n’est que logique, que c’est nous qui tenons la fameuse caméra et que la position d’où nous sommes n’est de fait que celle du réalisateur, celle des coulisses virtuelles – ou potentielles, c’est selon encore – d’où ça filme ce qui défile face à nous, en strates également logiques: l’avant-scène et l’auditorium. Jordi a depuis réalisé d’autres oeuvres, que j’ai évoquées en début d’article. À Noisy, il a réadapté le dispositif environemental constitué d’un écran et de chaises diverses et a disposé également une série des «sculptures/décors» en carton qu’il utilise pour les enregistrements filmés. Ces éléments/ reliques avaient déjà fait l’objet d’une présentation au Creux de l’Enfer et à la Ferme du Buisson, mais dans une dissociation spatiale, l’abécédaire en question occupant en ce cas une pièce unique pour l’être également. L’oeuvre la plus récente, Le Dortoir, qui filme dans un mouvement ascendant-descendant les résidents d’un appartement endormis après une nuit d’agapes, s’appuie délibérément sur la perception d’une collection d’objets fabriqués – du lit à la chaise en passant par la commode – qui oscillent, par leur usage, entre réalité et représentation. Ce sont ces mêmes éléments qui font l’objet de convoitises dans la récupération à laquelle se livrent les téméraires recycleurs de Fuegogratis.
Ou plutôt, face à une telle image, notre capacité dilatatoire était réduite, circonscrite à celle de simple spectateur. Les Jumelles constituent pour moi l’assomption de cette limite, car, au-delà de l’événement qui s’y joue, sa démultiplication et les choix qu’elles nous imposent rendent leur réalité improbable sans notre participation, fût-elle également limitée et passagère. Mais en nous conviant ainsi à autre chose qu’à de la simple réceptivité et au comptage de tous les bons ou mauvais points des indices évaluatifs de l’heure, cette œuvre et la quasi totalité de celles réalisées par Jordi Colomer, nous resituent tout bonnement dans une expérience proche du vécu – et non du banal ou du quotidien! – et enclenche une réceptivité égalitaire dans les différences qu’elle énonce, somme toute pas si lointaines de notre quotidien – et non du vécu dans ce cas-là, car celui-ci ne dépend jamais que de l’attention que l’on prête à l’autre – semblable à ces fameuses Gauloises bleues qui se déversent avec un fracas heureusement risible dans l’observation politique du monde qui devrait être la nôtre.
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