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Faits divers
Jacinto Lageira
(catalogue FUEGOGRATIS)
À lire ou à entendre parfois la chronique des faits divers généralement consacrée aux crimes, dont certains lecteurs ou auditeurs raffolent comme d’une friandise malsaine, on est stupéfait par la banalité de la violence ainsi livrée publiquement. Sans fioritures ni précautions, laconiques et même plates, de telles informations s’immiscent dans notre quotidien avec l’évidence des repas dont elles s’accompagnent souvent. Lorsque les crimes atteignent les «sommets de l’horreur», la presse leur réserve un traitement spécial, puisqu’ils «sortent de l’ordinaire». Il y aurait ainsi une échelle négative des valeurs criminelles, certains faits divers étant plus terribles et insupportables que d’autres, parmi ceux qui surviennent par milliers dans le monde et font partie de la violence courante. Mais tout crime de sang ne sort-il pas toujours de l’ordinaire? Tuer volontairement un être humain peut, certes, comporter ces éléments que l’on nomme les «circonstances aggravantes», reste qu’assassiner froidement une personne ne devrait pas être classé dans la rubrique des faits divers, aussi peu importants qu’une infinité de minuscules faits.
Dans sa vidéo Un crime, Jordi Colomer joue de l’ambivalence d’un fait banal rapporté de manière exceptionnelle, inattendue, voire incongrue: une performance. Douze participants – lesquels apparaissent aussi comme les représentants, au sens propre et figuré, de la Ville de Cherbourg, où se déroule l’action – marchent en tenant de grandes lettres en carton formant des phrases nous faisant découvrir progressivement le récit succinct d’un crime. Ils parcourent ainsi la géographie concrète urbaine, de la gare SNCF à la gare maritime, où s’achève ce récit au dénouement «tragique», cela va de soi. Leur avancée, plus ou moins rapide et chaotique, se fait aussi bien dans l’espace que dans le temps. Selon le nombre de lettres et d’intervalles nécessaires à la bonne lecture, le groupe se contracte, se rallonge et semble suivre, ou contredire parfois, la temporalité des énoncés. Notre lecture est parfois littéralement distancée, parfois comme ralentie par la marche. Nous ne lisons pas un texte à l’écran, mais un texte concrètement en mouvement ; chaque personne joue le rôle de support d’un signe, soit en tenant une lettre ou une ponctuation, soit en jouant le rôle d’un blanc, d’un espacement, ce qui facilite la lecture et respecte par là même les règles linguistiques et grammaticales. Le spectateur ne peut évidemment s’empêcher de personnifier ces signes, puisque des hommes et femmes de tous âges les tiennent et se tiennent derrière eux, comme les gardiens du langage, le chœur de cette scabreuse histoire.
Le parcours des récitants-supports est parallèle au cheminement de l’enquête; «cheminement» étant le mot parfaitement adéquat pour cette marche silencieuse – on n’entend que le bruit des pas, plus ou moins lents ou rapides –, à la fois hommage à la victime et forme adaptée à la progression de la narration journalistique. Le style en est convenu, propre à ce genre de récits factuels où seul compte ce qui s’est passé. La langue est compassée, quelque peu vieillotte, mais difficile à périodiser. Plus exactement, un malaise s’installe, pour ainsi dire, entre signifiant et signifié, le premier étant tout de même plus facile à dater d’après les tournures utilisées, alors que le second, le contenu, est intemporel; le meurtre remonte à la nuit des temps de l’humanité. Le malaise est d’autant plus fort que ce sont des êtres humains qui véhiculent littéralement le sens et la forme du récit de l’assassinat; ce sont des vivants qui portent concrètement et symboliquement la mort d’un semblable.
On apprend dans ce récit qu’une malle, découverte dans une consigne de gare, contient le cadavre d’un homme en putréfaction. On y apprend également que la police parvient rapidement à confondre les suspects – un couple –, l’homme avouant qu’il a tué un ami à coup de hache pour lui voler un écran plasma de la valeur de 1500 euros. Le moins que l’on puisse dire est que le geste, irréversible, est extraordinairement disproportionné si on le compare au mobile. Mais un tel fait ne sort pourtant pas de l’ordinaire. Des actes aussi absurdes et irréfléchis arrivent régulièrement à propos de broutilles, de choses sans valeur morale ou matérielle. L’immense décalage entre l’acte criminel et le motif ressurgit dans la vidéo de Colomer sous des formes dignes d’un roman policier (de gare, bien entendu), ou d’un roman rappelant Crime et châtiment de Dostoïevski tout en étant presque comique. Humour noir assurément, puisque le crime est sordide, proche d’un acte de démence.
À certains moments, les participants soulèvent rapidement les lettres, tenues auparavant à hauteur de taille, comme pour mieux souligner l’abomination des faits. Nous interprétons également cette gestuelle comme un acte disproportionné relativement au récit, lequel crée inévitablement de la drôlerie. Ainsi, lorsque l’on peut lire que le meurtrier avait l’intention de jeter plus tard le cadavre à la mer, les participants lâchent ensuite les lettres qui s’envolent derrière eux vers les vagues. De même, dans l’épilogue, la formule bien connue, en français puis en anglais: «Tout bagage ou colis abandonné sera immédiatement détruit...» ajoute un décalage à cette espèce de vidéo-roman où les genres littéraire, journalistique, cinématographique et photographique se mêlent de telle sorte que nous semblons avoir affaire à une scène du Grand Guignol. Faut-il rire ou s’attrister de ce retournement final dans lequel l’aspect pittoresque et presque touristique de la balade en bord de mer le dispute à la brutalité du fait? Le fait-divers ne réside peut-être pas dans les contenus de ce que l’on nous rapporte mais dans le fait que l’on puisse en sourire.
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