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Sur les toits, à perte de vue
entretien par Andrea Cinel
Andrea Cinel: Dans l’exposition What Will Come, tu présentes deux projets différents mais parallèles: une trilogie de vidéos, et une série de posters qui s'est développée à Rennes. Est-ce le lieu qui t’a poussé à le faire?
Jordi Colomer: Depuis deux ans, je visite, dans toutes les villes où je vais, des toits, espaces privés où l’on ne peut pas accéder normalement. Des lieux assez privilégiés pour voir la ville – en tant que lieu physique. Cela pose beaucoup de questions dans l’histoire de l’architecture moderne, mais aussi dans l’usage que les citoyens peuvent faire de l’espace public. Ensuite, en tant qu'invité par le Master métiers et arts de l’exposition à Rennes, nous avons travaillé pendant six mois sur un projet d’exposition. De mon point de vue, le projet ne devait pas se passer uniquement dans l'espace conventionnel d’exposition, mais aussi dans d’autres lieux de la ville, à savoir un espace plus large. En outre, à Rennes, les constructions en toit-terrasse contrastent fortement avec l’architecture traditionnelle.
AC: Le projet s’appelle Crier sur les toits. A l'origine, l'expression vient du Moyen-Orient où les toits des maisons étaient en fait de grandes terrasses, les gens avaient l’habitude d'y monter pour discuter entre voisins. Est-ce facile aujourd’hui d’avoir un espace public de partage où les gens ont vraiment la possibilité d’avoir un échange social?
JC: La question du toit, dans certaines architectures vernaculaires, est un espace qui existe traditionnellement. Mais il y a eu un moment assez crucial – comme en témoigne l’un des cinq points de l’architecture moderne du CIAM , rédigé dans l’esprit de Le Corbusier – à partir duquel l'architecture moderne s’organise selon le principe du toit-terrasse: c'est notamment le cas dans l’Unité d’habitation à Marseille (1945-1952) où il y a toujours un théâtre, une salle pour les enfants, etc. Donc un lieu idéal pour les rencontres et les activités, mais au-dessus des bâtiments. Déjà dans les bâtiments de Le Corbusier, l'idée n’avait pas marché et, à partir des années 1960, elle s'est montrée infructueuse. Nous avons tout de même gardé le type de construction en toit-terrasse, l’espace vidé de sa fonction sociale est devenu un lieu invisible auquel on ne peut pas accéder sauf pour des questions techniques. Il serait envisageable de réinvestir autrement ce type d’espace, ou au moins de signaler son existence.
AC: C’est donc un essai de réappropriation de l'espace public?
JC: Voilà, il s'agit d'un espace invisible parce que l’on n'y a pas accès, oublié, mais qui pourtant persiste. C’est un espace proche de ce que Foucault a signalé comme les hétérotopies, espaces autres, des lieux où il y a quand même une possibilité d’action, une possibilité d’utopie localisée aujourd’hui.
AC: D'où t'est venue l'idée d'organiser une fête le sept avril? A mes yeux, cette question de fête est intéressante parce que dans l'étymologie latine festum cela veut dire joie publique, moment de collectivité. Est-ce pour toi une façon utopique d'ouvrir un espace critique? Ou le vois-tu plutôt comme quelque chose de ludique?
JC: L’idée du projet, c’est de créer une fête qui serait mondiale, dans toutes les villes, que les gens montent sur les toits pour crier: dire publiquement aux autres quelque chose qu’on voudrait communiquer. Je pense que la singularité de cet espace échappe au domaine du pouvoir, puisqu'il n'est pas un lieu classique de rencontre dans la ville. Le toit est justement un lieu que l’on peut réinvestir autrement, et individuellement, et, en même temps, partager avec sa propre communauté. C’est donc une sorte de civilité d’habiter dans la ville. J'estime qu’il y a un côté joyeux et collectif dans cette fête même si elle est annoncée comme une action individuelle. C’est un individu qui parle à un abstrait, aux autres dans la ville. Mais ce côté joyeux vient du fait que l’on est dans une situation dans laquelle on n’est pas habituellement, c’est l’exceptionnel, le jour de l’an, comme le carnaval, où l’on se permet de faire quelque chose d'interdit pendant l’année.
AC: C’est intéressant parce Paul Virilio dit « que nous vivons aujourd'hui la mort de la rue, la fin du contact avec le sol, avec le trottoir », ce qui revient à dire que le pouvoir parvient à ses fins en incitant chacun à rester seul chez soi.
JC: J'ajouterais, d’isoler les gens dans des cellules individuelles.
AC: Et de ne pas avoir d’unité qui pourrait avoir une implication politique. Donc, le fait de monter sur un toit et de proclamer publiquement, de ne pas être discret, de le faire savoir, c’est un acte politique tout court. Est-ce que par là tu veux parler métaphoriquement du fait que chaque individu n’ait pas d’espace politique d’action et de représentation démocratique?
JC: Pour suivre ton raisonnement sur Virilio, personnellement, je trouve qu’il est un peu catastrophique dans sa vision de l’avenir, mais c’est constatable. En effet, tout le monde sait qu’il y a une sorte d’écho des cellules individuelles. Aussi, à cause des nouvelles technologies, du fait que l’on ait une communication avec des gens qui sont ailleurs, très loin, et avec lesquels on peut échanger très facilement des messages, cela se fait normalement depuis cette cellule individuelle. La proposition de crier sur le toit, c’est de revenir à une expérience spatiale avec notre corps, avec une voix, dans un lieu physique de la ville, qui serait un peu une traduction de ce rapport aux autres, de communiquer, écouter et entendre. Il y a cette conscience du fait que le geste est presque une performance, donc une conscience du fait de dire quelque chose, d'être en position de quelque chose. Voir comment les petits effets d'espace, monter sur une estrade ou sur une scène de théâtre, celui qui s'apprête à faire un meeting politique, est toujours plus haut que les autres, c’est le genre de chose qui m’intéresse. C’est littéralement de prendre ça, le lieu le plus haut, et d’avoir cette possibilité de prendre la parole: de pures actions du corps par rapport à un dispositif dans l’espace.
AC: Le projet est envisagé dans l’espace d’exposition, mais aussi dans l’espace public: il peut prendre des formes différentes et faire/opérer un glissement entre intérieur et extérieur, et le contraire. Dans la forme même, tu choisis la photo, une image fixe et muette. Ce choix est-il motivé par le fait que ce qui t'intéresse c'est la représentation de l'action comme geste universel?
JC: En fait, ce n’est pas tellement une question de documenter ce qui peut se passer dans cette fête, mais bien de créer une invitation à cette action. Les affiches représentent une multiplicité de personnes différentes: vingt-trois personnes qui crient sur des toits sans aucune indication du genre de message à faire passer. D’ailleurs, quand on a pris les photos, c’est devenu une sorte de fête privée où il y a eu une centaine de personnes qui sont passées. Et je dois dire qu’il y a eu toutes sortes de cris: de l'amour, de la rage, des appels à la révolution, une diversité de messages. En voyant les affiches on peut imaginer tout ce qui peut être dit sur un toit, à chacun d’imaginer ce qu’il voudrait dire dans cette position là. Par le geste uniquement, on peut voir déjà la singularité, chacun prend une position du corps différente, chacun est spécifiquement individuel.
AC: Les vues panoramiques habituelles proviennent de lieux touristiques. L'arrière-plan de tes affiches donne-t-il à voir différemment la configuration de la ville et l'urbanisme?
JC: C’est aussi donner la possibilité - et c’est la première réaction des gens qui ont voulu monter sur le toit - de voir autrement, physiquement, l’espace de la ville, de se rendre compte de l’échelle individuelle par rapport à cette construction. Ensuite, c’est un appel à intervenir depuis un autre point de vue car ce n’est pas la même chose de crier dans la rue ou dans un parc que de crier depuis ce lieu privilégié. Il faut imaginer que pendant la fête se crée une sorte de réseau entre les toits, et s’active enfin une partie de la ville qui était abandonnée.
AC: La partie dominante de l’exposition est une trilogie de vidéo installations filmée à New York. Comment as-tu développé ce projet?
JC: Tout d’abord, j’ai réalisé ce projet au Mexique, sous le nom de Avenida Ixtapaluca (houses for Mexico). Il s’agissait de voir comment la ville de Mexico grandit en ce moment et comment la deuxième ville la plus large au monde, après Tokyo, continue de s’agrandir. On dit souvent de cette ville qu’elle n’a pas de limites, j’ai donc voulu voir les formes qu'elles prennent actuellement et comment elles s’organisent dans l’espace. Le quartier, Ixtapaluca, est un modèle de ce qui se passe partout dans l’Amérique Latine mais, ceci dit, c’est aussi un modèle qui vient des Etats-Unis, une mode d’urbanisme résidentiel de maisons individuelles qui se répète à l’infini. Il y avait donc l’idée de faire, d'une part, un voyage de retour vers les modèles originaux des Etats-Unis et, d'autre part, de représenter ce passage de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. On saute du dernier plan tourné à Ixtapaluca au Mexique au Bronx à New-York: un quartier en quelque sorte analogue – dont on connaît toutes les images, générées dans la fiction et les documentaires – exemplaire de ce qu'il ne fallait pas que les villes deviennent. Lorsque le Bronx connut son pire moment, Co-op City est né d'une intervention publique qui voulait être un modèle. Il s'agit d'une construction de tours, sur un site où il y avait un parc d'attractions où les gens ont été déplacés vers ce nouveau lieu un peu idyllique dans le but d’avoir une organisation autre, composée de populations multiculturelles. Mon intérêt était de me rendre dans ce quartier, aujourd’hui, voir ce qu’il est devenu.
AC: Qu’est-ce que ce lieu t’a suggéré ? Est-ce qu’il eut un effet positif sur les gens ?
JC: Je ne pense pas que ce soit mon rôle d’arriver à des conclusions urbanistiques. L’approche que j’ai pour ce genre de lieu consiste plutôt à enregistrer des images à l’intérieur de ces espaces très ciblés et d’en sortir des fragments de réalité ou de fiction, qui nous parlent de nos modes de vie. Après des semaines d’observation, les gens qu'on voyait tout le temps passer, parcourant l'ensemble de cet espace physique, étaient des livreurs de nourriture à domicile, parce qu'il n'existe pas de véritable lieu public de restauration ou de bars dans ces quartiers. La plupart de ces livreurs sont des mexicains. Cela crée une liaison avec Ixtapaluca, il s’agit en quelque sorte, au Bronx, du même personnage, mais déplacé.
AC: Habiter, habiller et habitude sont trois mots distincts mais qui étymologiquement ont la même racine, à savoir le verbe avoir. Quand on regarde la vidéo, ce qui est frappant, à mes yeux, est que ces termes interfèrent entre eux. Dans ton œuvre, c'est là que la limite entre la fiction et réalité est floue. Tout est né dans l’observation, le choix du lieu, c’est très important. Ma question est de savoir comment tu vois cette relation entre ces trois mots qui représentent des choses distinctes?
JC: Si Co-op City était un décor de théâtre et que l’on prenait la journée de vingt-quatre heures comme une pièce: il y aurait évidemment les habitants dans leurs cellules individuelles, mais il y aurait aussi, très présents, tous les gens qui parcourent constamment cet espace (pendant huit, dix heures par jour). Ils habitent peut-être ailleurs, mais ce sont eux qui habitent ces lieux dans le sens de l’habitude. Autrement dit – et c'est ce qui fait le lien entre les trois vidéos, je crois – ce sont des gens qui habitent aussi ce lieu, dans le sens où l'occupation de leur temps de vie est lié à cet espace. Les questions sociales ou politiques ne sont pas traitées directement mais elles sont sans doute présentes autrement à travers la monstration d’un corps qui se déplace. La question est aussi de voir à quel point ils sont libres d’intervenir dans ce lieu, c’est-à-dire de l’habiter réellement.
AC: Est-ce que tu choisis un geste quotidien pour le porter à son statut universel, en laissant la liberté d’interprétation aux gens qui voient la vidéo, qui interagissent avec le personnage? Il y a peu de dialogues, c’est plutôt l'expression du corps avec l’environnement. Comment vois-tu cette relation?
JC: Il s’agit de voir, de différents points de vue, le rapport entre le corps et ce lieu, mais surtout de voir littéralement comment un individu est dirigé par cette organisation spatiale. J'ai pensé un moment au film Mon oncle d’Amérique (1980) d’Alain Resnais qui m’a toujours beaucoup plu, qui n’a rien à voir mais en même temps si. Il raconte une fiction avec des personnages, mais à un certain moment, Resnais coupe la fiction et introduit des scientifiques qui analysent le comportement des personnages par rapport aux issues possibles que ceux-ci auraient. Ce que j’ai voulu garder dans la façon de filmer, c’est ce regard très froid, c’est pour cela aussi qu’il fallait que ce soit filmé techniquement de façon impeccable.
AC: On est dans le domaine de la fiction, mais qui a en fait un côté documentaire très fort. Construis-tu une fiction pour qu'elle soit proche du documentaire ou l’inverse?
JC: Je pense que toute construction visuelle qui passe par l’image en mouvement est forcément une construction et donc une fiction, même le documentaire le plus pur au monde. Dans mes films il y a souvent une approche ambigüe car on se demande constamment quelle est la part de vérité dans ce qui se déclare être ouvertement une fiction.
AC: Je trouve très intéressant de voir que chaque personnage de cette trilogie se situe à la frontière entre l’acteur et le figurant: est-ce un hasard s'il n'y a pas de dialogue?
JC: On a suivi les mouvements de ces personnages qui sont acteurs, mais qui en fait sont en train de reproduire leurs gestes de tous les jours. Dans le cas de Co-op City, et c’est le même principe pour la trilogie, on refilme trois fois la même action mais de points de vue différents: parfois on a un gros plan, parfois un panorama dans lequel la personne est représentée comme une fourmi par rapport à l’ensemble. J'essaie d’élargir le point de vue sur cette présence, d'en donner sa multiplicité.
AC: Dans la trilogie, tu filmes aussi Levittown et les vacances à Long Island avec ce même principe de déplacement, de parcours dans l’espace. En quoi ces deux autres lieux ont un rapport à Co-op City?
JC: Pour la trilogie, la volonté était que ce soit trois individus, exerçant trois activités très différentes, mais dont le point commun serait le rapport à l’espace. Dans l'occupation du temps, il y a une chose qui m’a beaucoup frappé dans les idées de Fourier concernant le Phalanstère, à savoir la division du travail. Selon Fourier, chaque individu devrait changer d’activité toutes les deux heures, ce qui correspondrait à cinq, six activités différentes pendant la journée. C’est l’antithèse de l’organisation du travail que l’on connaît aujourd’hui. J'ai donc essayé de voir à quel point cette organisation de l’espace urbain va diriger les déplacements, répétitifs, aussi bien dans le cadre du travail que dans le temps libre.
AC: Dans la particularité de l’espace, quels sont les rapports entre les trois lieux représentés?
JC: Tout d'abord, Levittown est un exemple d’organisation résidentielle individuelle qui s’est répandu dans tous les Etats-Unis, où la middle-class habite. C’est l’image des Etats-Unis provenant des années 50, ce moment doré où tout allait bien, un modèle américain exporté dans le monde entier. Ensuite, Montauk est un lieu de vacances un peu générique, avec une vaste plage, on y trouve des pizzerias, bungalow comme dans d’autres lieux de vacances. C’est également un modèle qui eut du succès, qui s’est exporté et s'est répandu. En résumé, on a, d’un côté, la singularité de chaque lieu qui permet d'échapper aux stéréotypes que l’on connaît de New-York, mais en même temps, chacun de ces trois lieux a un statut universel en étant très local.
AC: Ton œuvre est liée au lieu urbain: quel est ton rapport à l’espace d’exposition? Comment vit un projet dans un espace d’exposition?
JC: Je vois l’espace d’exposition comme une rue où il se passe des choses que je ne contrôle pas. J’insère des éléments qui participent à la fiction mais qui ont le statut étrange d'être comme des fragments de réalité filtrés par la fiction. Les réflexions dans les vidéos portent sur la ville, se dirigent vers des individus qui sont en train de partager un espace, et ouvrent vers d’autres lieux. Je vois la salle d’exposition de plus en plus différente de la salle de cinéma classique et j’essaie donc de m’éloigner à tout prix de la blackbox. On présentera les trois vidéos dans un espace qui n’est pas clos, dans lequel on a une liberté de déplacement, où on décide, à chaque fois, du point de vue que l’on prend. D’autre part les affiches seront aussi présentes dans d’autres lieux de la ville, dans les rues. J’aimerais bien que les visiteurs de l’exposition puissent devenir des habitants de ce lieu, ce serait l’idéal.
Barcelona, mars 2011.
Transcription: Laurence Pen
1 Les congrès internationaux d'architecture moderne (CIAM) sont nés du besoin de promouvoir une architecture et un urbanisme fonctionnels. La première rencontre, organisée par Le Corbusier, Hélène de Mandrot (propriétaire du château) et Sigfried Giedion (premier secrétaire général), eut lieu en Suisse, en juin 1928 et regroupait 28 architectes européens. |