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en la pampa (ou les larmes de Dostoïevski dans le désert)
Martí Peran
(catalogue FUEGOGRATIS)
Il n’est pas évident de comprendre pourquoi Dostoïevski fondit en larmes en lisant Hegel en Sibérie1; c’est un endroit, comme l’Afrique, situé hors de l’Histoire – cet instrument que la Raison a construit pour affronter tout ce qui est démesuré, illimité. La Sibérie n’est peut-être pas un endroit historique, mais il s’avéra fondamental pour Dostoïevski car il lui a permis de goûter à l’enfer hors du châtiment et de la faute. La Sibérie ou le Désert: des espaces idiots – n’obéissant à aucune sorte de raison ou de finalité –, qui apparaissent ainsi comme des lieux de fiction. Un Théâtre.
Face au théâtre, un groupe de femmes fait ses adieux avec effusion à une jeune fille. Les corps, fusionnés et compacts (une nouvelle accumulation, comme celles de travaux antérieurs qui présentaient des caisses empilées ou des tas de boîtes de conserve et de matelas2), appuient, dans le même registre, sur le fictionnel: un récit construit à travers l’entassement d’éléments, une réunion de choses disparates dont l’une des composantes peut s’individualiser à tout moment: l’adieu. Ciao, ciao en María Elena. La jeune femme (l’actrice, la parcelle de fiction dégagée du premier corps du récit3) s’avance dans le désert. À ce moment précis, quand elle s’y incorpore et envahit la scène du désert, celui-ci devient pampa: un désert désormais occupé par qui y prend la parole4. Le désert se transforme donc en pampa, comme si les projecteurs du Théâtre s’allumaient: quand un corps et son langage y apparaissent et habitent la scène. Ainsi, dans En la pampa, Jordi Colomer interroge-t-il à nouveau les façons possibles d’habiter, dans la précarité, la fiction. Cependant, si dans des travaux antérieurs cette exploration se concrétisait dans le processus même de construction scénique – aussi bien pour les protagonistes que pour les spectateurs5 –, ici le double jeu pour habiter le fictionnel se traduit purement et simplement par la décision de situer l’actrice dans le milieu désertique. Dans un endroit situé hors de l’Histoire, une présence vulnérable, dépourvue de bagages, devra construire (improviser) de petites histoires à travers ses gestes, ses mots et ses parcours. La narration débute, à nouveau.
En la pampa est l’œuvre de Jordi Colomer qui se rapproche le plus de la logique d’un road movie; tout ce qui arrive s’organise à l’intérieur d’un déplacement. Toutefois, nous ignorons complètement la destination possible du voyage; cette carence d’objectif – l’horizon de ce qui est historique – libère la fiction de toute fonction au-delà d’elle-même. Ce qui est raconté n’oscille même plus entre le succès ou l’échec6, mais se déploie à partir d’une simple «errance en rase campagne7». Autrement dit, le récit n’avance qu’à la manière d’un flux de temps à l’intérieur du plan, et réalise ainsi l’expectative, si proche de Tarkovski, de transformer ce qui est cinématographique en une élaboration sculpturale dans laquelle le temps est modelé par de petits événements8.
Le petit événement, ou l’effort plastique qui occupe l’espace central du récit, consiste à laver une voiture. Laver une voiture dans le désert peut sembler une absurdité (Pianito combattait aussi la poussière sur un piano), mais permet de mettre l’accent sur trois éléments cruciaux: cette action souligne le caractère voyageur de la fiction ainsi que la mobilité permanente des affrontements taquins entre les personnages; elle s’érige comme une paraphrase du travail de sculpture à travers lequel l’objet doit apparaître, une fois que la matière en trop a été éliminée (la sculpture per via di levare); et, finalement, elle force la prise de conscience de la difficulté de la gestion des maigres ressources disponibles (l’eau, ou la dureté du paysage) pour la réalisation de l’objectif (laver la voiture, ou construire une fiction à partir des moyens les plus élémentaires). L’action ne s’appuie que sur un puissant décor: le Cementerio Santa Isabel. Cela pourrait suggérer qu’il faut interpréter la narration comme une sorte de vanitas selon laquelle aucun effort visant à améliorer les apparences (à les laver) ne pourra restituer le fictionnel au monde réel. La tension ne s’établit donc pas entre la vie et la mort, mais entre le réel et le fictionnel. Il ne s’agit plus de dénoncer la banalité de l’invention face au destin, mais de célébrer l’autonomie du fictionnel, capable de s’accomplir sans conclure. Le cimetière ne renferme aucune morale; ce n’est qu’une ville précaire, un décor à l’architecture fragile, comme en tant d’autres occasions9, destiné à héberger la fiction. La narration – le voyage – a donc la liberté de se poursuivre.
Troisième acte. Puisqu’il s’agit d’habiter la fiction construite dans les conditions les plus sévères, la pénurie de ressources matérielles force à parfaire les stratégies time specific: c’est Noël dans le désert (le film a été tourné en décembre). Lui, s’amuse avec les restes de l’automobile et elle, avec des décorations de Noël colorées. Dans un plan fixe, une chorégraphie ludique improvisée transforme un morceau de terre non cultivée en espace scénique pour la représentation. Même quand la scène se vide, le potentiel théâtral de l’endroit demeure: un pneu crevé roule sur le sol comme s’il s’agissait d’une (autre) sculpture. À ce point-là, le récit pourrait continuer indéfiniment – sans Histoire; pour cela, toutefois, il faudra utiliser ces quelques rares «interventions du hasard» qui pourraient se produire dans la sévérité «évidemment déprimante» du désert10.
1 László Földényi, Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes, Arles, Actes Sud, 2008.
2 L’accumulation d’objets est une constante, une sorte d’antiméthode constructive, dans de nombreuses œuvres de Jordi Colomer. Le désordre en tant que modalité d’ordre – dans l’esprit de Georges Perec –, éloigné de la nature des choses, est, en ce sens, une allégorie de cette même fiction traversant tout langage.
3 Le groupe de femmes compose le premier récit, tout comme chaque corps soutient une lettre différente dans la narration de Un crime (2004).
4 Jordi Colomer lui-même reconnaît que En la pampa oublie le nom du désert d’Atacama, car «le désert se passe d’être habité», tandis que «la pampa est le désert habité» (Sergio González, «Habitar la pampa en la palabra: creación poética del salitre», Revista de Ciencias Sociales, n° 13, Iquique, université Arturo-Prat, 2003, p. 53-65).
5 Il y en a plusieurs exemples, mais Simo (1997) est certainement le plus représentatif: le personnage construit compulsivement son espace et le spectateur doit trouver sa place au beau milieu des chaises de la salle de projection.
6 Comme cela se produisait de façon explicite dans Les Villes (2002), mais aussi dans d’autres travaux comme Pianito (1999).
7 Sur cette expression employée dans le dernier chapitre de la vidéo, voir la note 10.
8 Andrei Tarkovski, Le Temps scellé: de «L’Enfance d’Ivan» au «Sacrifice», Paris, Cahiers du cinéma, 2004. Jordi Colomer lui-même a suggéré en de nombreuses occasions la nécessité d’interpréter ses travaux vidéo comme une «sculpture dilatée dans le temps».
9 La fictionnalisation de l’architecture comme mécanisme de réplique face au caractère traditionnellement contraignant et monolithique de l’architecture conventionnelle est une constante dans l’œuvre de Jordi Colomer. La série Anarchitekton (2002-2004) en est l’exemple le plus évident.
10 La dernière partie de la vidéo présente les personnages en train de déambuler dans le désert tout en répétant de façon ludique et moqueuse une phrase tirée de la Théorie de la dérive situationniste: «L’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais.» (Guy Debord, «Théorie de la dérive», Les Lèvres nues, n° 9, décembre 1956 et Internationale situationniste, n° 2, décembre 1958). Dans son contexte original, la phrase se présente comme une référence ironique aux invocations surréalistes du hasard; cependant, pour les personnages, il n’y a pas d’autre espace que «la rase campagne».
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