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BIBLIOGRAPHIE (cliquez ici)
Únete! join Us! full book Spanish Pavilion 57 Venice Biennale
Jordi Colomer, Heroes (para mexico) (2011) Martí Peran
Fuegogratis. Jeu de Paume, Paris (full book) ENG-FR
Sur les toits, à perte de vue (2011) entretien par Andrea Cinel
Le sixième continent/théorie de la frontière (2010) Morad Montazami
Habiter le décor (2008) Jordi Colomer
Anarchie-architectone (2008) Marie-Ange Brayer
en la pampa (ou les larmes de Dostoievski dans le désert) (2008) Martí Peran
Debout les morts (2008) François Piron
Entretien Habiter le décor (2008) Marta Gili
Faits divers (2008) Jacinto Lageira
D'autres stars (2008) Christine Van Assche
Des décors habités (2006) entretien par David Benassayag
Reverse, mode d'emploi (2003) Jean-Pierre Rehm
Les 'Gauloises Bleues' de Jordi Colomer (2003) Ramón Tio Bellido
Un nom déplacé (1996) Jordi Colomer

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Habiter le décor
Jordi Colomer

«Le désert est universel, la pampa est temporelle et particulière» Sergio González.1

La salle dans l’obscurité, une double projection2: travelling sur le parterre d’un théâtre, quasi infini, de fauteuils orangés, vu des coulisses. Une jeune femme ramasse des habits épars oubliés sur les fauteuils puis, les bras chargés, elle rejoint un autre personnage quasi identique, qui est en train d’essayer des vêtements devant un miroir. Pendant ce temps, dans la salle, les spectateurs commencent à s’installer et leurs murmures vont en fort crescendo. Les deux jeunes femmes s’enlèvent rapidement les habits, et encore des habits, comme des peaux successives qui couvriraient leur corps. Elles enfilent et se dépouillent des vêtements que les spectateurs oublient chaque soir au théâtre. Les jumelles habitent l’espace entre la scène et le parterre, leur action est invisible pour les spectateurs qui attendent sans se rendre compte de rien, le début de la représentation, ils parlent, s’embrassent, se déshabillent: Ils habitent le parterre. Aucun spectacle n’aura lieu, la caméra nous offre un point de vue privilégié. Nous sommes, au bout du compte, des espions de ces deux mondes qu’une ligne bien définie a séparés pendant des siècles: la scène, territoire de l’acteur, et la salle, espace pour le public. Le théâtre vu de l’intérieur. L’action se répète infiniment.

 

Théâtres dans le désert.
Une photographie du désert. La ligne d’horizon, la terre rosée sous le soleil, et le ciel bleu, là haut. J’ai pris cette photographie dans le désert d’Atacama, au nord du Chili, pour beaucoup le désert le plus aride de la planète. Une autre photographie: le même point de vue, la même terre rosée, ciel bleu à l’identique. Apparaît une femme, de dos, elle lance une balle argentée au loin, l’image tient lieu de preuve évidente: le désert devient scène, la scène entière, scénographie. Peut-on habiter le désert? Peut-on habiter à travers la fiction? C’est l’exercice que je me suis proposé pour le projet «dans la pampa» (2007-08)3. J’ai invité un homme et une femme, qui ne se connaissaient pas, un jeune couple de non acteurs, à vivre certaines situations dans ce décor perdu. Leur arme principale était d’oublier la caméra et d’improviser les dialogues en fonction de l’action, par exemple, laver une voiture près d’un cimetière abandonné. Pour être tout à fait honnête, je dois dire qu’elle avait joué une fois, le rôle d’un arbre dans une pièce de théâtre, à l’école, E lle savait donc ce qu’était habiter la scène, en tant qu’élément scénographique sur pieds. Nous avions également une bonne caméra HD et un excellent cameraman.
Elle, que nous appellerons dorénavant Maria, était née à Maria Elena, citée salpêtrière, la seule petite ville à 300 Kms à la ronde, où étaient nées, étaient allée à l’école et au théâtre trois générations avant elle. Maria Elena, petite ville qui n’est pas rentable pour l’entreprise qui exploite le salpêtre, est condamnée à disparaître d’ici trois ans. C’est là que nous avons tourné la première scène - un dimanche qui frisait les 50 degrés - devant la façade principale d’un théâtre, un bâtiment vaguement Art Déco, décoré de reliefs de mineurs au travail. Sur la porte principale, qui donne sur la place, encadrée également par le marché, l’école, l’église et le bar, une enseigne dit simplement: théâtre. Souvenons-nous de cette façade. Le théâtre vu de l’extérieur. Nous reviendrons à ce théâtre plus tard.

 

Vues sur la ville.
Les lumières s’éteignent à nouveau dans la salle. Une autre double projection: «Les villes»4. Sur les deux écrans, la façade d’un bâtiment de plusieurs étages, en perspective, au fond une ville bruyante qui ne cesse de se transformer à toute allure. Soudain apparaît une fille en pyjama suspendue à la corniche. Sur un des écrans, la fille atteint avec difficulté une fenêtre et parvient à pénétrer à l’intérieur. Une voisine observe. Sur l’autre écran, pendant ce temps, la même fille, dans la même situation, n’arrive pas à grimper et tombe dans le vide. Toute l’action a lieu dans un décor qui ne cache pas sa construction précaire, sa condition d’architecture de fiction. La ville de fond, est une animation frame à frame incrustée sur un chroma; elle met en évidence l’opposition architecture versus scénographie: l’architecture est "représentée". La situation rappelle celle classique du cinéma muet, souvenons-nous de la fameuse scène d’Harold Lloyd dans Safety Last (Monte là-dessus!) (El hombre mosca) (1923), où un citoyen anonyme, le personnage qu’incarne Lloyd, un timide représentant de la classe moyenne, affronte les dangers de la grande ville, l’individu confronté à la nouvelle échelle de la métropole. Dans une version postérieure, le grand acteur comique Cantinflas se retrouve dans une situation similaire, dans le film «el bombero atómico» (1950). Cette fois, c’est un représentant des quartiers les plus populaires de la capitale mexicaine, des oubliés, un simple livreur de journaux qui s’improvise pompier et agit de bon cœur mais maladroitement, il déploie alors toutes ses limitations, héros de force et qui s’efforce. Pour tourner la scène du film de Lloyd, on a construit une scénographie -une fausse façade- sur le toit d’un gratte-ciel afin d’obtenir des images de la rue et de la «vraie» ville depuis cette hauteur. Dans le film de Cantinflas, c’est évident que la rue en fond est une rétro-projection de la ville préalablement filmée. Dans «les villes», la ville est composée de volumes qui rappellent les architectons de Malevitch - volumes blancs à petite échelle - qui s’animent, comme dans les films de Hans Richter, et qui n’ont d’autre intention que de mettre en évidence que la vraisemblance de la situation est oeuvre de la «suspension de l’incrédulité». Bien que l’on pense en général que cette fonction tend à ignorer les inconsistances qui interviennent dans la construction de la fiction, j’aimerais développer la possibilité d’un état paradoxal dans lequel nous débattrons simultanément entre cette «suspension de l’incrédulité» et une pleine conscience des moyens artificiels utilisés dans cette fiction. J’appellerai cet état «le paradoxe de l’incrédule».

 

 

Paradoxe de l’incrédule
D’après Walter Benjamin l’architecture et le cinéma sont des paradigmes d’une réception moderne, une réception «en état de distraction»5. «Le paradoxe de l’incrédule» suppose un spectateur conscient de son propre «état distrait», et qui maintenant se débat dans une espèce d’état de veille, se laisse emporter et reste critique, en même temps il suspend l’incrédulité et reste sur le qui vive, en tension permanente. Comme quand on rêve qu’on est en train de rêver ce qu’on est en train de rêver, ou qu’on rêve qu’on s’est réveillé de ce même rêve… Une fois réveillé, on doute de s’être réveillé car on a déjà cru que c’était le cas dans l’état précédent qui était le rêve. Le «paradoxe de l’incrédule» tendrait à dilater cet état à toute la réception, quelque chose analogue au dormeur en train de rêver capable de produire simultanément un récit analytique de son rêve.
Est, à ce titre, fort significative, la volonté du maître Georges Méliès, dans son article publié en 1907 (les vues cinématographiques)6, de donner à connaître «le coté ignoré de la confection des vues cinématographiques et notamment les difficultés, insoupçonnées du public, et rencontrées a chaque pas dans l'exécution d'oeuvres qui semblent toutes simples et toutes naturelles» et la raison de cet effort de diffusion assez détaillé et exhaustif s’avère être quasiment d’ordre moral «... pour satisfaire leur curiosité bien légitime d'ailleurs, et naturelle chez des gens intelligents, qui cherchent toujours à savoir la raison de ce qu'ils voient». Comme chacun sait Méliès est le créateur de cette branche cinématographique que lui-même baptise comme «vues fantastiques»; elle utilise et développe tous les moyens du cinéma en direction du «truquage», dans cette même ligne, on peut citer son contemporain Segundo de Chomón qui travaillait pour la maison de production Pathé, et en opposition, tout à fait consciente, avec la branche documentaire commencée par les frères Lumière, ce que Méliès appelle «vues de plein air» ou «photographie documentaire animée», et qui consiste à «reproduire en cinématographe les scènes de la vie usuelle», s’ouvre une troisième voie, toujours selon Méliès, celle des «sujets composés» où «l'action est préparée, comme au théâtre, et jouée par des acteurs devant l'appareil» (c’est donc tout le cinéma de fiction non fantastique qui entrerait dans cette catégorie).
Pour revenir à l’exemple de «Les villes», il est évident que nous sommes plus proches du «truquage» et du «sujet composé» que du genre documentaire. Dans ce sens, je rajouterais que la bande son a été entièrement crée en studio et synchronisée à posteriori. Cependant, il y a quelque chose d’étrange dans «Les villes», qui nous empêche de l’enfermer dans une de ces catégories. Dans tout cet univers de fausses façades, villes animées et sons recréés - le son, soit dit en passant, devrait être considéré, à juste titre, comme un autre outil de la scénographie - le personnage est la seule chose véritable, ou plutôt «l’effort» de l’acteur, son action physique, est la seule chose qui reste «documentaire».

 

 

Façades habitables.
Selon Éric Rohmer, «L’espace filmique est un espace virtuel, reconstruit par le spectateur à partir d’une opération de suture imaginaire. Le découpage, en séquences et plans, et le montage organisent tant la durée du film que son espace. L’espace filmique, bien qu’il ne corresponde à aucun espace objectif réel, devient habitable au moyen de l’imagination du spectateur. L’espace du film est toujours un produit: produit d’une technique, mais aussi de l’esprit du spectateur».7
«Les villes» consiste en dernier lieu, en la création d’un ensemble d’éléments fortement fictionnalisés, mais présentés en plan fixe, et qui constituent le cadre auquel «l’acteur» doit se confronter de manière physique, comme dans un exercice visant à mettre à l’épreuve la possibilité d’habiter temporairement cet espace de fiction, non seulement dans l’esprit du spectateur, mais aussi dans l’expérience «réelle» de l’acteur. L’espace architectural qui préexiste objectivement comme espace pré-filmique, veut conserver dans «Les villes» ce statut, grâce au plan fixe et à la double projection simultanée. Si le propre de l’architecture, par opposition avec ce qui est scénographique -d’après une définition qu’on devrait donc considérer comme obsolète-, est qu’elle est susceptible d’être habité, «Les villes» serait alors la preuve allégorique qu’il est possible d’habiter un espace de fiction, littéralement. L’actrice ne joue pas, les images où elle parvient à accéder à l’intérieur du décor et à franchir cette limite que constitue la façade - la limite classique entre le public et le privé - sont simplement le document objectif du seul moment où - parmi les 7 acteurs et actrices qui l’ont essayé à plusieurs reprises - quelqu’un parvient à franchir ce seuil. L’écran parallèle montre le résumé des essais ratés. Le spectateur qui a tendance à se maintenir en «suspension de l’incrédulité» pour les deux solutions proposées à la même situation, ne peut malgré tout éviter de sentir une certaine tension qui va dans le sens du «paradoxe de l’incrédule».
A l’époque de ma formation comme architecte, au milieu des années quatre-vingt, j’ai vécu ce type de paradoxe de façon pour le moins intense, au point que cela a, je pense, façonné mes centres d’intérêt ultérieurs. Au cours de ces années d’étude, je fréquentais, de jour, l’école d’architecture et, de nuit, la scène théâtrale barcelonaise. A l’école, on respirait sans doute la critique post-moderniste caractéristique de ces années là, mais il y flottait aussi un air de sage «humanisation» de l’étique du modernisme. Le dictateur Franco était mort quelques années auparavant et on récupérait la tradition historique, tronquée par la guerre civile dans les années 30, à laquelle on devait sans doute cet élan moderniste. Seuls quelques maîtres lucides voyaient dans ce modernisme une composante scénographique bâillonnée à niveau officiel par une «étique», étique essentiellement constructive revisitée par la tradition locale. Le mot scénographe était souvent utilisé comme une insulte et l’analyse du rôle joué par la façade était partie fondamentale de ce jugement. Nous avons fait un voyage à Vicenza pour y voir le théâtre olympique et les villas Palladiennes. Là, la question n’était plus aussi claire; au retour, le soir, je fréquentais encore plus assidûment les théâtres, ce qui faisait que la question devenait toujours plus complexe. Un auteur très respecté comme Joan Brossa - auteur de théâtre, mais également poète et auteur d’assemblages et d’objets - dont on ne doutait jamais qu’il soit à l’avant garde et «engagé», montait parfois des spectacles avec des scénographies basées sur des toiles peintes du grand scénographe wagnérien Mestres Cabanes. Papier, carton et bois fragiles constituaient le cadre d’œuvres, jamais représentées à l’époque de la dictature, qui expérimentaient dans le langage et les codes du théâtre. Pour toute personne qui n’est pas habituée à observer l’envers d’un appareil théâtral, pour qui pense en termes d’étique constructive sa précarité est décevante, mais elle est inversement proportionnelle à l’effectivité du fictif.

 

 

Déserter le théâtre
Ce malaise, cette difficulté à accepter l’un ou l’autre code, l’impossibilité d’affirmer une division nette entre l’architectural et le scénographique, cette tension donc, est fondamentale pour aborder toute position concernant le statut de la fiction, la question du rôle du public et, enfin, pour décider au sujet de tout élément faisant partie d’un appareil potentiellement exposable, depuis une sculpture jusqu’à un bâtiment, un film, pénétrable, habitable, temporel, éphémère ou monumental. Il est grand temps de dire que l’espace, où ces images en mouvement sont exposées, ne peut être innocent, et qu’avec la tension dont je parle dans la construction de fictions, de l’autre côté de l’écran, ils doivent maintenant revendiquer leur statut dans l’espace de réception. L’état «paradoxal d’incrédulité» suppose un spectateur conscient de son propre «état distrait» également dans l’espace où il se meut, dans lequel les images présentées ne sont qu’un élément de plus. Le scénographe doit aussi s’occuper de réorganiser le parterre, de rebâtir l’édifice du théâtre et de penser la rue. Le scénographe doit être urbaniste, mettre à l’épreuve la perception de la ville à l’aide d’une simple boîte en carton (anarchitekton)8 visiter le désert, et oublier que le théâtre existe, brûler tous les décors (fuegogratis)9.
Une projection. Devant le théâtre à Maria Elena. Maria est de dos, elle dit au revoir à un groupe serré de femmes qui agitent les bras et leurs mouchoirs avec enthousiasme en criant à pleins poumons CIAO !!!, CIAO !!!, CIAO !!!…Maria s’en va à pied et pénètre dans le désert, qui est maintenant pampa, ou théâtre, etc.

 

Jordi Colomer.
Paris,Tel Aviv, Barcelona, 2008.


1. Sergio González. Habitar la pampa en la palabra; Revista de Ciencias Sociales n°13; 2003. Universidad Arturo Prat, Iquique, Chile.
2. Jordi Colomer. Les jumelles. Vidéo et salle avec double projection. 2001.
3. Jordi Colomer. En la pampa. 4 Videos et salle de projection. 2008.
4. Jordi Colomer. Les villes. 2 vídeos en monitor y sala de proyeccion. 2001.
5. Walter Benjamin. Illuminations. Cité dans: Jonathan Crary. Suspensiones de la percepción. Atención, espectáculo y cultura moderna. Akal estudios visuales. Madrid, 2008/ suspensions of perception. MIT 1999.
6. Georges Méliès. Les vues cinématographiques- Causerie par Georges Méliès. Dans Annuaire Général et International de la Photographie, Plon, 1907. p-362-392. Cité dans. Le Cinéma: naissance d'un art 1895-1920. Flammarion, Paris. 2008.
7. Rohmer, Éric: L’organisation de l’espace dans le “Faust” de Murnau. Union Générale d’Éditions. Paris, 1977. Cité par Santiago Vila: La escenografía: cine y arquitectura. Cátedra. Madrid, 1997, p. 21-26.
8. Jordi Colomer. Anarchitekton (Barcelona, Bucarest, Brasilia, Osaka) 2002-2004. 4 videos et salle de multiprojection.
9. Jordi Colomer. fuegogratis. Vidéo et salle de projection. 2002.