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BIBLIOGRAPHIE (cliquez ici)
Únete! join Us! full book Spanish Pavilion 57 Venice Biennale
Jordi Colomer, Heroes (para mexico) (2011) Martí Peran
Fuegogratis. Jeu de Paume, Paris (full book) ENG-FR
Sur les toits, à perte de vue (2011) entretien par Andrea Cinel
Le sixième continent/théorie de la frontière (2010) Morad Montazami
Habiter le décor (2008) Jordi Colomer
Anarchie-architectone (2008) Marie-Ange Brayer
en la pampa (ou les larmes de Dostoievski dans le désert) (2008) Martí Peran
Debout les morts (2008) François Piron
Entretien Habiter le décor (2008) Marta Gili
Faits divers (2008) Jacinto Lageira
D'autres stars (2008) Christine Van Assche
Des décors habités (2006) entretien par David Benassayag
Reverse, mode d'emploi (2003) Jean-Pierre Rehm
Les 'Gauloises Bleues' de Jordi Colomer (2003) Ramón Tio Bellido
Un nom déplacé (1996) Jordi Colomer

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Des décors habités
entretien avec Jordi Colomer par
David Benassayag
(magazine Pasajes #78, 06/2006)

Les installations vidéos de Jordi Colomer mettent en scène l’architecture et la ville contemporaines comme un décor, imposant et factice. Dans ces espaces ambigus, les personnages répètent des gestes qui expriment autant une tentative d’appropriation intrigante qu’un automatisme quotidien sans issue.

Dans Anarchitekton, ton intérêt pour l’architecture de masse moderne passe par une attention aux limites de la ville, ce territoire intermédiaire où les bâtiments ne sont plus pris dans un tissu urbain dense, mais demeurent des lieux d’habitat collectif. Or, ces limites de la ville sont des espaces où l’architecture est à la fois la plus massive, la plus "réelle" si on veut, et la plus artificielle, comme un décor de cinéma construit en plein air. Comment s’associent pour toi ces deux aspects de l’architecture?

Dans la pièce d’Anarchitekton réalisée à Barcelone, il s’agit effectivement de trois quartiers qui se situent aux limites de la ville. Construits dans les années soixante pour les émigrants du Sud venus travailler en Catalogne, ils représentent à la fois un décor "moderne", conçu comme tel, et un nouveau type de logement, répondant à des besoins. La situation est un peu différente à Brasilia, même si elle illustre aussi cette ambiguïté entre décor et habitat. Là, il s’agit d’une ville entière construite en quelque sorte, à partir de "rien", pour devenir la capitale du Brésil, accueillir ses symboles officiels, et dans le même temps constituer la "vitrine" du pays, son visage moderne. Dans le film, le personnage part du bâtiment du Parlement (qui est aussi la maquette qu’il porte) pour aller jusqu’à un nouveau quartier actuellement en construction. À Bucarest, on a une troisième incarnation de l’idée de limites puisqu’on voit essentiellement des immeubles débutés dans la dernière période de Ceaucescu (années 80) qui n’ont jamais été achevés. C’est la maquette d’un de ces "squelettes", de ces bâtiments fantômes que le personnage trimballe jusque devant le Palais de Ceausescu. Quoi qu’il en soit, ce qui m’intéresse est effectivement la frontière entre décor et habitat, à partir de quand et pourquoi on passe de l’un à l’autre. Cette frontière renvoie également à la différence/proximité entre fiction et réalité, jeu et action, ou encore mouvement et immobilité. Les lieux qui apparaissent dans Anarchitekton impliquent tout cela, comme le personnage qui s’y déplace. Il s’agit d’un acteur à qui je demande de jouer, mais qui est aussi un artiste dont le travail consiste précisément à se produire dans des situations réelles. Pour compliquer un peu encore les choses, j’ajoute qu’il s’appelle Idroj * sorte d’ anagramme de Jordi et qu’on me dit souvent que nous nous ressemblons.

La manière qu’a ton personnage de se déplacer connote toute une histoire du mouvement, qui débuterait avec la procession religieuse jusqu’aux manifestations politiques, en passant par les défilés sportifs ou les parades militaires. Évidemment, toutes ces connotations ont un aspect ironique, puisque ce personnage est un homme seul, mais ne s’agit-il que de cela? Son mode de déplacement ne pointe-t-il pas aussi, si ce n’est la revendication, du moins la possibilité d’un mouvement collectif; un peu comme dans cette scène des Temps modernes où Charlot, parce qu’il a ramassé un chiffon rouge, provoque sans le vouloir une véritable manifestation.

C’est vrai que quand on parle du personnage d’Anarchitekton, on insiste toujours un peu trop sur l’aspect ironique. Or, il a bien quelque chose d’héroïque. C’est quelqu’un qui court en permanence, sans s’arrêter, qu’il fasse extrêmement chaud comme à Barcelone ou extrêmement froid comme à Bucarest. On peut dire qu’il s’engage physiquement, et cet engagement a une résonance collective. Quand nous tournions à Barcelone, un des habitants est descendu de son appartement au douzième étage pour nous demander si nous effectuions une étude en vue de la construction d’un nouveau bâtiment, ou s’il s’agissait d’une protestation contre un projet d’urbanisme. À Brasilia, nous avons croisé une manifestation, et les gens saluaient le personnage. Enfin, à Bucarest, même si on s’en rend peu compte dans le film, les gens nous interpellaient ; et le passage devant le Palais de Ceausescu avec notre "squelette", comme la course para-olympique du personnage avec une bouteille vide de Coca-cola, ont très clairement une portée critique. Les maquettes sont aussi des effigies, des espèces de sculptures investies d’un sens symbolique; et les transporter dans la rue produit en soi un événement, une collision entre deux ordres de réalité. Lors de la Semaine sainte à Séville, les processions s’organisent derrière ces scènes sculptées de la Bible qu’on sort des églises. Le contraste est frappant entre leur valeur symbolique, presque magique, et leur réalité physique, leur poids, l’effort que cela représente de les porter. La série renvoie aussi bien sûr aux parades soviétiques des années vingt où les gens défilaient avec des objets-symboles. On est toujours entre la fête et la protestation.

On retrouve cette ambiguïté dans l’appréhension que produit Anarchitekton de l’urbanisme moderne. D’un côté, il y a bien sûr un aspect critique, presque littéral: un personnage se balade avec un immeuble en carton au milieu de quartiers dont on dit généralement qu’ils sont faits en papier mâché et jetés dans l’espace comme des boîtes. Pourtant, d’un autre côté, la liberté de mouvement que manifeste le personnage ne renvoie-t-il pas aussi, si ce n’est à la réalité, du moins au projet de l’urbanisme moderne, d’une ville ouverte, où les déplacements seraient fluides et où les quartiers libérés des contraintes du passé s’accorderaient uniquement aux besoins des habitants?

J’ai fait des études d’architecture et j’ai été "éduqué" dans l’orthodoxie de l’urbanisme moderne où la boîte, mobile, fonctionnelle, était effectivement une forme essentielle. Mais j’ai vécu aussi le moment de la critique radicale de ce programme moderniste. J’éprouve donc des sentiments très ambivalents à ce sujet. Je crois en tout cas que cet urbanisme ne constitue pas seulement un univers de contraintes. Brasilia a été conçu pour qu’on s’y déplace en voiture selon des axes bien déterminés, et pourtant elle a connu un phénomène étonnant. Les piétons qui traversent ces grands espaces ont peu à peu crée avec leurs pieds, si on peut dire, des chemins en diagonale; ce sont les pistes de terre rouge qu’on voit dans le film. Une telle manière de façonner collectivement et librement des axes de circulation, d’en laisser une trace, serait évidemment impossible dans les centres-villes traditionnels, ou dans des quartiers anciens où le tissu urbain est figé. À Brasilia, on appelle ces chemins littéralement tracés par les habitants, "les chemins du désir", et la ville prévoit aujourd’hui de les institutionnaliser en les transformant en rues dûment répertoriées sur les plans. L’urbanisme moderne a produit toutes sortes de problèmes, mais je refuse de partir des idées préconçues sur les grands ensembles, les banlieues, etc. Ce qui m’intéresse est le rapport des gens avec leur environnement, et un tel rapport existe parfois très fortement dans ces lieux-là; non seulement parce que cet urbanisme renvoie à des profonds changements de vie (immigration, nouveau type de travail, accès au confort moderne), mais aussi en raison de leur situation géographique. Le fait que ces quartiers aient été construits souvent à l’écart des centres, a en effet créé des espaces intermédiaires, mal délimités, entre ville et campagne, entre civilisation et nature dans lesquels une appropriation particulière de l’espace est possible. Ce sont les "terrains vagues" qu’on voit dans certains films néo-réalistes italiens de l’après-guerre. On y joue au foot, on y drague, on y roule sans permis. Encore aujourd’hui dans un de ces quartiers de Barcelone, on trouve un immense terrain vague où l’on peut courir dans toutes les directions sur des centaines de mètres – chose évidemment impossible en centre-ville.

Cette idée de la course, c’est encore la référence au cinéma comique de l’époque du muet. Anarchitekton s’apparente à ces films courts d’Harold Lloyd ou de Chaplin qui ne sont qu’une longue poursuite où le personnage est comme projeté de lieux en lieux. On y retrouve une temporalité à la fois narrative et répétitive, et ce curieux mélange d’invraisemblance du récit et de forte présence du personnage.

Au sens technique, Anarchitekton est une forme de proto-cinéma. Le mouvement est constitué par la mise bout à bout d’images arrêtées – l’inverse de photogrammes ou de ralentis. Et cette économie de moyens correspond bien sûr au minimalisme de l’action du personnage. S’agissant du mélange entre répétition et narration, je dirais que c’est moins la boucle que j’ai en tête qu’une ligne avec un début et une fin qui pourtant se répète. À Bucarest, l’espèce d’introduction avec le personnage à la bouteille de Coca illustre une petite aventure: c’est le premier objet qu’il trouve et il se met à courir avec. Puis, il y a le chapitre "squelette" où apparaît la maquette, ensuite le Palais de Ceausescu, etc. Par rapport aux films comiques dont tu parles, il y a plutôt déficit qu’inflation d’événements, mais cela fonctionne effectivement sur le même modèle: un personnage-vecteur qui dans un cas se lance et dans l’autre est lancé à travers la ville. Le fait qu’on s’y attache presque d’autant plus que la situation est invraisemblable tient peut-être aussi au silence. Chaque geste en devient à la fois totalement non-naturel et singulièrement fort. Je me souviens de cette scène stupéfiante à la fin de L’Aurore de Murnau où l’on voit en surimpression un couple traverser une rue remplie de voitures. L’invraisemblance absolue de la situation non seulement ne contredit pas, mais renforce l’émotion.


Propos recueillis à Paris le 10 octobre 2003.
Par David Bennassayag.

* Idroj Sanicne est l’artiste qui incarne le personnage qui parcourt tous les chapitres d’anarchitekton.