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BIBLIOGRAPHIE (cliquez ici)
Únete! join Us! full book Spanish Pavilion 57 Venice Biennale
Jordi Colomer, Heroes (para mexico) (2011) Martí Peran
Fuegogratis. Jeu de Paume, Paris (full book) ENG-FR
Sur les toits, à perte de vue (2011) entretien par Andrea Cinel
Le sixième continent/théorie de la frontière (2010) Morad Montazami
Habiter le décor (2008) Jordi Colomer
Anarchie-architectone (2008) Marie-Ange Brayer
en la pampa (ou les larmes de Dostoievski dans le désert) (2008) Martí Peran
Debout les morts (2008) François Piron
Entretien Habiter le décor (2008) Marta Gili
Faits divers (2008) Jacinto Lageira
D'autres stars (2008) Christine Van Assche
Des décors habités (2006) entretien par David Benassayag
Reverse, mode d'emploi (2003) Jean-Pierre Rehm
Les 'Gauloises Bleues' de Jordi Colomer (2003) Ramón Tio Bellido
Un nom déplacé (1996) Jordi Colomer

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Le sixième continent/théorie de la frontière
À partir de Arabian Stars de Jordi Colomer

Morad Montazami

Sans espoir, semblables à des têtes de morts, les mots étrangers attendent de ressusciter dans un monde meilleur. T.W. Adorno


Dans un texte paru en 2005, intitulé «Retrouver le temps, le territoire et les autres», le philosophe Paul Virilio s’interroge, et s’inquiète pour l’art contemporain: «[...] je me demande comment nous avons pu nous laisser piéger par l’idée d’un sixième continent totalement virtuel, la cyber mentalité, totalement en apesanteur, où l’art serait enfin délivré de toutes les contingences au profit de signes, de chiffres1».
Postulat amer qui discrédite implicitement un certain régime du pseudo-immatériel, et en définitive une désaffection du réel dans l’art contemporain. Le diagnostique se voudrait une contemplation du vide laissé dans l’ère postindustrielle – dans la culture du numérique et sans doute aussi à l’avènement de la vidéo sur le film –, à savoir le vide de toute expérience esthétique et/ou politique; et ce vide, trouve le nom de «sixième continent». Belle expression, au demeurant, pour un grave constat d’échec, et que nous pourrions donc inverser pour la mettre au service d’une théorie de la frontière – répondant aux inquiétudes du philosophe sur «le temps, le territoire et les autres».

Un autre constat – celui-ci plus productif que dépréciatif – touche à l’ensemble de renversements géopolitiques, comme la chute du bloc communiste et le long processus de la décolonisation (pour ne prendre que les exemples les plus massifs) qui ont imposé le privilège du paradigme spatial et géographique sur le paradigme temporel et historique. En effet de ces deux renversements-ci, comment concevoir l’aboutissement sinon comme reconfigurations, redécoupages mais aussi comme réactivations de frontières (Est/Ouest, etc.) dans les phénomènes de mobilité, de flux et d’exil ainsi déclenchés. Les auteurs qui défendent une telle réévaluation de l’espace – ou ce spatial turn – sont notamment les grandes figures de la pensée postcoloniale comme Homi Bhabha, Edward Saïd ou encore Gayatri Chakravorty Spivak qui n’hésiteraient pas à parler d’une nouvelle «culture de la frontière2».

Les ruines de la civilisation et le musée sans murs

Arabian Stars de Jordi Colomer3 est une installation que l’on a pu voir une première fois à la galerie Michel Rein (Paris), en décembre 2005, avant que le Centre Pompidou n’en fasse l’acquisition. Mais c’est tout d’abord d’une performance dont il s’agit (qui a donné lieu au film de 38 min) où l’artiste part au Yémen et fait participer la population locale à son oeuvre. Ces gens croisés au gré du voyage font face à la caméra, presque toujours en marchant. Ils sont seuls, par petits groupes, ou bien sous la forme de cortèges improvisés, également à bord d’une voiture ou d’un bateau. Ils nous font traverser les villes de Sana’a, Shibam, Aden ou bien le désert. Objets phares de la performance, ils brandissent des pancartes colorées où sont manuscrits, en arabe, les noms de célébrités occidentales, réelles ou fictives, telles que James Bond, Zinedine Zidane, Picasso, Che Guevera, Madonna, Pikachu ou encore Sherlock Holmes4 (fig.1). La plupart des scénettes sont filmées de sorte que les personnes brandissant les pancartes avancent vers la caméra qui filme en plan-séquence à reculons. On voit bien d’après les images que mise à part la frontière avec le spectateur, sur laquelle nous reviendrons, le geste de brandir et transporter la pancarte est aussi un opérateur de frontière interne à la géographie urbaine, désertique ou maritime du Yémen.

Le dispositif d’exposition se produit par glissements successifs entre une multiplicité de sources où le son (même si les performeurs ne parlent absolument jamais), l’image et le texte, simultanément attisent nos sens et les désorientent. L’installation est pourtant simple: le film est projeté dans une salle repeinte en vert clair (couleur des intérieurs yéménites restée dans les souvenirs de l’artiste), quatre- vingt-deux chaises dépareillées (en écho aux quatre-vingt-deux personnages du film), de tailles variables et qui ont l’air d’objets trouvés (des chaise-babioles) attendent le spectateur. Détail de grande importance, les trente-cinq pancartes colorées sont accrochées aux murs de la galerie (fig.2-3).

C’est une des parties les plus disputées de l’histoire de l’art contemporain, et qui s’est jouée depuis les années 1960, entre les artistes et l’espace d’exposition, qui resurgit dans Arabian Stars: l’appareil idéologique du white cube. Il suffit de renvoyer aux analyses fondatrices de Brian O’Doherty (originellement parues dans la revue Artforum en1976) qui voyait le mur lui-même sur lequel on accroche, comme le locus conflictuel du dogme incarné dans le cube blanc; cet apparent souci de neutralité, dissimulant, d’après O’Doherty, une façon de dénier au spectateur la possibilité de construire sa vraie place (en tant qu’interprète des œuvres exposées), et de maintenir l’œuvre d’art dans une sorte de refuge atemporel et anhistorique5. «Comme si le temps ne comptait plus», disait O’Doherty; on voit donc comme le problème d’espace engendré par le white cube ne consiste pas seulement dans son propre périmètre mais dans ses frontières avec le monde.

Dès lors, la question nous revient en boomerang: avec Arabian Stars, le passage du «cube blanc» au «cube vert» serait-il suffisant à nous désenvoûter de nos réflexes muséologiques ? Certainement que non. Car quand bien même l’artiste voudrait contrecarrer l’ethnocentrisme du white cube dans la «rencontre» du spectateur avec les yéménites, le cube vert pourrait se retourner contre lui dans un effet-simulacre, et par excès de scénographie, enfoncer le clou de l’orientalisme. Or le choix de Jordi Colomer pour le Yémen n’est pas le fruit du hasard. Et ce bien que ses paysages désertiques et rocailleux, ses ornements de stuc dont les palais sont brodés, qui se dessinent derrière les «performeurs», suffisent à baigner le spectateur occidental (que nous sommes) dans un illusoire voyage à travers la dernière terra incognita de quelque «nuit des temps» ou «berceau des civilisations».

C’est notamment du souvenir d’un court-métrage documentaire de Pier Paolo Pasolini, tourné au Yémen, que l’idée de ce voyage lui fut inspirée. Avec Le Mura di Sana’a (Les Murs de Sana’a, 1971, 13 min), Pasolini souhaitait alerter l’UNESCO sur la catastrophe patrimoniale et humanitaire représentée alors par la destruction des murs de Sana’a, et plus généralement, sur la préservation de ses joyaux architecturaux. C’est dans cette même ville de Sana’a, capitale du Yémen, que s’ouvre et se clôt la vidéo d’Arabian Stars6. «Une société médiévale avec des gadgets postmodernes7», ainsi va l’image gardée par Colomer du Yémen; c’est déjà ce que montrait Le Mura di Sana’a quarante ans auparavant. La voix-off de Pasolini qui loue sa beauté tant «médiévale» que «surréaliste», accuse l’asservissement économique auquel se rend le Yémen face aux importations occidentales. La différence économique opposant les pays industrialisés et ceux du «tiers-monde» se traduit souvent par une frontière, inhérente aux seconds, qui se voient clivés au sein même de leurs mœurs – pour ainsi dire touchés par la schizophrénie – entre l’état préindustriel ou artisanal de leur économie et l’adoption de biens de consommation occidentaux (Colomer note également dans ses souvenirs de voyage: «pour autant qu’on aperçoit aucune usine dans le pays, chaque yéménite possède évidemment un téléphone portable8»)9. La finalité commune, chez Pasolini et Colomer, à mettre la conscience occidentale face au no man’s land qui la regarde à l’autre bout du monde (en général que sait-on du Yémen ?), nous avise de la «ruine» qui gît sous nos propres pas, dans le white cube. À force de laisser les autres cultures à leur faillite patrimoniale, et pour le white cube de se couper hermétiquement des autres récits (et des récits autres que le sien), on a favorisé une évidence tiers-mondiste de la déperdition historique, une aire du passé survivant et sans futur. Colomer dans sa manière «virtuelle» et «en apesanteur» (pour reprendre les mots cinglants de Paul Virilio) chercherait donc de décadrer géographiquement le white cube (questionnant la survie même de ce modèle jusqu’à aujourd’hui) en le traversant par une expérience radicale de l’étrangéité.

Une des tentacules les plus étonnantes du fameux «Musée des aigles» de Marcel Broodthaers eut lieu en 1969 sur la plage de Le Coq en Belgique. Tracées dans le sable, les fondations désignées comme la «section documentaire» de son musée fictif se prédestinaient à l’engloutissement par la mer, ne leur laissant qu’une seule journée d’existence. Image, ou absence d’image, littérale, de ce que j’appellerai le musée sans mur, un discours perpétué par Arabian Stars; non pas un discours hédoniste d’émancipation du white cube, mais un discours sur le musée et la culture courant à sa «ruine». Si le Yémen condense ici le potentiel figurable d’une contre-civilisation ou d’une contre-culture (il faudrait dire encore un contre-récit) au white cube, alors l’agencement de la couche de peinture verte, des chaises, des pancartes dans la vidéo et recouvrant les murs, doit se comprendre comme une réaffirmation contradictoire du musée sans mur, seul concept muséologique valable lorsque l’art – «notre» art – s’érige sur les ruines de la civilisation – celle des autres. Pensons à la requête muséologique formulée par Aleksandr Rodchenko qui, à l’aune d’autres préoccupations, voyait déjà le musée courir à sa ruine: «Le principe consistant à recouvrir entièrement les murs doit être absolument aboli. Le mur n’a plus en tant que tel son rôle à jouer et l’œuvre d’art, à considérer comme le seul et unique protagoniste, ne doit pas se voir subordonnée au mur10.»

Scène nomade, sens nomade

Tout concourt chez Jordi Colomer, y compris l’exposition de ces objets «pauvres» que sont les pancartes – déchues de l’espace performatif et rituel dans notre espace – à la reconstruction d’une scène. Un mouvement intermédial en forme de boucle s’opère de la performance à la vidéo et de l’installation à la performance, ou pourrait-on dire, du musée sans murs à la scène nomade11. Les inscriptions arabes que scandent les pancartes, caricaturant sous forme d’énigmes ou de mystères les noms-emblèmes de notre culture dite populaire, assignent au texte la même fonction décelée par Walter Benjamin dans le théâtre de Bertold Brecht: «L’écrit [...] n’est pas œuvre, mais appareil, instrument. Plus haut se situe son niveau et plus il est capable de transformation, de démontage et de métamorphose12.» Nous ne verrions donc pas ici de simples mots à traduire, mais davantage des instruments de démontage ou de métamorphose dans notre perception du Yémen depuis l’espace d’exposition. On pourrait dire que le gouffre temporel séparant ces deux lieux qu’on a voulu effacer de l’histoire – le Yémen – ou qui a cherché lui-même de s’en effacer – le white cube – se résout à travers le paradigme spatial de la frontière; nous verrons comment.

De fait, l’appréhension interruptive que nous avons des pancartes selon leur dédoublement simultané – dans la vidéo et au mur – et donc de leur succession et de leur répétitivité, est une façon de les «distancier», qui rappelle bien la conception scénique brechtienne. Les échos réfractés vers Bertold Brecht, dans Arabian Stars, nous ramènent en fait au théâtre prolétarien et à l’agit-prop de la république de Weimar, tels qu’ils ont préparé le théâtre épique. La filiation de Colomer à Erwin Piscator et Brecht est celle du théâtre qui descend dans la rue, le théâtre du pauvre, du sans-voix, éternel perdant de l’histoire qui retrouve, sur une scène à sa hauteur, une place dans cette histoire. Jordi Colomer se replace au poste décrit par Brecht comme «l’architecte de scène», celui qui «remplacera le plancher par des tapis roulants, l’arrière-plan par un écran de cinéma, les coulisses latérales par un orchestre13». Malgré l’économie de moyens prônée par les prolétariens à l’époque, les pièces de Brecht dont tous les accessoires devaient tenir dans une voiture – pour que le théâtre soit itinérant et proche du peuple – n’a pas empêché «l’architecture scénique» de se développer à grande vitesse14. On voit ainsi apparaître, dès les années 1920, des projections cinématographiques en arrière-fond de la scène, au- dessus des acteurs. Projections faites pour redoubler la frontière scène-spectateurs, et en la redoublant, la dissoudre. Le paradoxe de la distanciation se produit justement depuis la vidéo, alors que les yéménites s’avancent vers nous avec les pancartes comme s’ils allaient venir dans notre espace; la présence des pancartes réelles, déjà dans notre espace, donne lieu à une frontière performative, entre un «eux» et un «nous», se produisant par abrogation d’elle-même. Il est significatif que parmi un ensemble de trucs comme la musique et les «songs», les dessins et les projections, Brecht ait fait un usage assez constant et particulier des pancartes brandit par les acteurs vers le public (fig.4). On se souvient notamment dans le final de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, les fulgurances contradictoires et tautologiques de ces messages («Pour la vie chère», «Tous contre tous», «Pour le maintien du chaos dans nos villes», «Pour que dure l’âge d’or», etc).

Chez Brecht comme chez Colomer, les pancartes ne nous interpellent pas uniquement d’un choc visuel, mais aussi spatio-temporel, en opérant une mise en abîme de l’histoire racontée «en-dehors» d’elles – mise en abyme de l’Histoire avec un grand H; c’est l’idéologie marxiste du théâtre épique d’un côté, et du côté de Colomer, les trente-cinq pancartes jouent un rôle de frontière qui dénaturalise en effet notre rapport à l’exposition pour le réinscrire dans l’histoire. Les yéménites représentent un simulacre d’extériorité à notre culture, celle de la «subjective pop liste» (c’est ainsi que Colomer appelle cette liste de noms), et les pancartes représentent la même chose vis-à-vis du Yémen (d’où leurs couleurs tranchées sur le paysage). Quel est alors l’effet de cette mise en abyme ? Les yéménites nous renvoient cet objet fétiche de leur performance comme celui de notre propre ritualisation muséale de l’expérience esthétique. Et qui plus est, leur geste de brandissement des pancartes nous renvoie aussi à nos propres rituels de manifestations, défilés populaires, mouvements sociaux, etc. (une pancarte ou une bannière sert toujours de frontière entre ceux qui défendent une cause, ensemble derrière elle, et ceux qui ne la défendent pas). Il se produit donc comme une parodie subversive, dans les redoublements in fine de frontières, image vidéo/mur d’accrochage, images des pancartes/pancartes réelles, Orient/Occident... redoublement ou répétition ainsi que l’envisage Judith Butler: «ce n’est que dans les pratiques répétées de la signification qu’il devient possible de subvertir l’identité [...] La question n’est pas de savoir s’il faut ou non répéter, mais comment le faire15». La répétition performative du geste brandissant la pancarte, et la répétition des pancartes – de leur surface et leur planéité – enfreint une vision naturaliste ou touristique du Yémen; de même, cette répétition contient et diffère notre tendance à tenir les yéménites pour l’Autre auquel nous aurions beau jeu de vouloir nous identifier. Ces derniers retirent plutôt de la répétition la force des «singularités quelconques», pour citer Giorgio Agamben – celles qui font communauté tout en se déprenant d’une identité figée16. Les pancartes comme espace-frontière de signification, où se disputent sens et non-sens, identité et anonymat, introduisent une double étrangéité (graphique et linguistique) tout en visant la circulation transitoire d’un élément à l’autre de l’installation: du mur de l’exposition à la ruine du Yémen et de la performance vivante par les yéménites à la «ruine» du musée occidental.

Le rapport d’altérité et le «traductible»

Contrairement aux pancartes de Brecht le spectateur d’Arabian Stars reste au seuil visible des pancartes sans pouvoir en déchiffrer le sens (en réalité dans la vidéo la traduction apparaît en sous-titres, mais toujours après un laps d’une vingtaine de seconde passé à ne pas savoir ou ne pas comprendre). C’est du reste sur cette (in)franchissable frontière de la langue que repose toute l’installation. Devant les pancartes nous avons l’image d’une coupure avec notre culture, par l’entremise d’une autre langue (et une autre écriture) où celle-ci est transposée et entreposée – il y a une dimension d’archive non pas due à la liste ou la collection mais à la traduction elle-même, puisque les noms sont conservés ailleurs que dans leur propre système signifiant, conservés au sens où il produisent une attente non défini. Ces noms sont à la fois présents, dans l’évidence même de leur présentation, et absents, par l’absentéisme du sens que la traduction opère. Voilà les termes du paradoxe qui fonde ce que j’appelle le «sixième continent».

Il existe deux champs discursifs où la signification – et notamment les opérations de désignation – est par définition flottante (où l’efficacité est fonction d’un sens absent, caché et nomade), c’est l’idéologie et le mythe, tous deux visés ici par le dispositif de la frontière: l’idéologie, celle du white cube, celle d’un art sans histoire et protégé du monde, l’idéologie des pays développés face au tiers-monde comme des lieux sans histoire ou alors des histoires sans repères (en d’autres termes l’idéologie du développement et du progrès), et quant au mythe, intimement lié à cette idéologie, c’est évidemment celui de l’Orient immémorial ou l’Orient comme un terrain de jeu fantasmatique, jeu avec le fantasme lui-même et avec la puissance érotique d’une terre «vierge» (vierge d’histoire, vierge de grands artistes, vierge de modernité, etc.). Le dispositif de la frontière, par ses jeux d’inversion, d’occlusion, d’acculturation, permet alors l’émergence d’un sixième continent, non pas au sens de Virilio, où le flottement du sens nous déconnecte du réel, mais où le flottement est l’objet même d’une expérience possible avec le réel de l’altérité (non pas le réel de l’Autre, mais précisément le rapport d’altérité lui-même). Expérience possible de l’exotérique et non pas de l’exotique, du dehors et non pas de l’ailleurs.

Le sixième continent, ne veut pas dire que notre culture devienne la culture de l’autre – ce serait là nous refléter dans un narcissisme paradoxal et recoloniser l’autre au prétexte qu’il s’approprie notre culture. C’est plutôt qu’il y a entrave (ou fonction critique de la frontière) opposée à nous par le non-sens ou le sens à venir, indéfiniment différé et réitéré dans l’attente qu’il produit. Il nous empêche de nous abîmer dans le miroir de notre culture souveraine, tout en nous brandissant ce miroir; autant de paradoxes rendus possibles et efficaces par le dispositif de la frontière. Et bien dans cette entrave même, et c’est là toute la fonction de la métaphore que je propose avec le sixième continent, il s’ouvre un espace interprétatif, qui n’est plus celui de la traduction mais du traductible; qu’on peut considérer comme une zone d’échange parodique entre les identités et les langues. C’est alors qu’on irait vers une théorie dite «subversive», du mot lui-même utilisé par Judith Butler ou Homi Bhabha, qui a largement repris à son compte le texte de Walter Benjamin sur «La tâche du traducteur», le premier sans doute a dégager les conditions herméneutiques de cet espace – et donc du côté de certaines gender, cultural et subaltern studies. Il faut regarder les pancartes de Jordi Colomer en même temps qu’on écoute Homi Bhabha: «Les désignations de la différence culturelle interpellent les formes de l’identité qui, du fait de leur implication permanente dans d’autres systèmes symboliques, sont toujours “incomplètes” ou ouvertes à la traduction culturelle17.»

Les sourires espiègles des enfants yéménites (fig.5), agitant ou tenant les pancartes sous le bras, s’expriment sur les «ruines» mêmes de nos propres idéaux politiques et esthétiques – ou du moins ce qui les menace: que nos habitudes muséales lénifiantes, la dépolitisation de la performance et des arts vivants, et la perpétuation de notre rapport fétichiste à l’œuvre d’art, s’ils en arrivaient à se confirmer, pourraient faire de nos objets et nos lieux artistiques aussi des «gadgets postmodernes»

1. Paul Virilio, «Retrouver le temps, le territoire et les autres», in Fabrice Lextrait et Frédéric Khan (dir.) Nouveaux territoires de l’art, éd. Sujet/Objet, Paris, 2005, p. 81 (je souligne).
2. Constat défendu en France par Bertrand Westphal: «[...] l’affaiblissement de l’historicité traditionnelle, le découplage du temps et du progrès, ont constitué les prémisses d’une relecture valorisante de l’espace [...] L’espace est devenu une sorte d’entre-deux commandé par une logique et par une culture de la frontière.» La Géocritique: réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007, p. 45-46.
3. Né en 1962, Jordi Colomer est un artiste barcelonais travaillant à Paris. Se définissant d’abord comme sculpteur, mais recourant de façon privilégiée à la vidéo, il se situe aussi aux confins de l’urbanisme et du théâtre. Son travail questionne autant l’influence psychologique de l’architecture que la ritualisation de la vie quotidienne et s’avère l’héritier du cinéma surréaliste comme de la performance à la Fluxus. Son travail a notamment fait l’objet d’une exposition personnelle au musée du Jeu de Paume, à Paris, entre 2008 et 2009.
4. Pour rendre pleinement justice au dispositif mis en place dans Arabian Stars, précisons qu’une minorité de pancartes, quatre parmi les trente-cinq, exhibent des noms de personnes célèbres au Yémen, réciproquement inconnues du monde occidental : Abo Bakr Saalem (chanteur), Albaradoni (poète), Al Zubeiri (poète), Amat al Alim al Soswa (la première femme ministre des droits de l’homme).
5. «Nous avons atteint un point où ce n’est plus l’art que nous voyons mais l’espace lui-même [...] les choses deviennent de l’art à la condition que des idées efficaces, en matière d’art, les soutiennent dans cet espace. [...] tout se passe comme si le temps ne comptait plus.» Brian O’Doherty, Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space (1976), Berkeley-Londres, Presses de l’université de Californie, 1999, p. 14-15 (ma traduction).
6. Il rappelle la séquence où Pasolini filme les chaussures d’enfants construisant une route, comme noté par William Jaffett, «Desert Stars», in Jordi Colomer. Arabian Stars, St Petersburg, Salvador Dali Museum, 2005, p. 155.
7. id., p. 145 (ma traduction).
8. id., p. 145 (ma traduction).
9. En réalité, non seulement les années 1970 marquent la fin définitive de la présence britannique dans le pays, mais aussi, comme évoqué plus haut, un tournant économique important dans l’histoire du Yémen. Et même si ce processus de perméabilité à l’économie de marché n’a fait que lentement et péniblement s’installer, il faut noter par ailleurs la date du 22 mai 1990, lorsque Sana’a devient la capitale de la République du Yémen réunifié, entre la «République arabe» du Nord et la «République démocratique et populaire» du Sud.
10. Aleksandr Rodchenko, «Thesis of Rodchenko’s Report on the Museum of Artistic Culture», in Selim O. Khan-Magomedov, Rodchenko: The Complete Work, Cambridge, MIT Press, 1987, voir partie Documents (ma traduction).
11. Jordi Colomer note pour sa part: «La limite entre ce qui se passe à l’écran, ce qui se passait lorsque nous filmions et ce qui se passe à présent dans la pièce est fluide, c’est un processus de transformation. Tout doit fonctionner comme une série de miroirs réfléchissants.» Jordi Colomer. Arabian Stars, op. cit., p. 150 (ma traduction).
12. Walter Benjamin, «Bert Brecht», 1930, in Essais sur Brecht, trad. P. Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 16.
13. Bertold Brecht, «Sur l’architecture scénique et la musique du théâtre épique» (1935-1942), in Écrits sur le théâtre, trad. J. Tailleur, G. Delfel, B. Perregaux et J. Jourdheuil, Paris, L’Arche, 1972, p. 424.
14. Nous référons ici aux souvenirs de Helen Weigle, actrice et épouse de Bertold Brecht, dans Richard Bodek, Proletarian Performance in Weimar Berlin: Agitprop, Chorus, and Brecht, Columbia, Camden House, 1997.
15. Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (1990), trad. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005, pp. 271 et 275.
16. Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, trad. M. Raiola, Paris, Seuil, 1990.
17. Homi Bhabha, Les Lieux de la culture (1994), Paris, Payot, 2007, p. 256.