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BIBLIOGRAPHIE (cliquez ici)
Únete! join Us! full book Spanish Pavilion 57 Venice Biennale
Jordi Colomer, Heroes (para mexico) (2011) Martí Peran
Fuegogratis. Jeu de Paume, Paris (full book) ENG-FR
Sur les toits, à perte de vue (2011) entretien par Andrea Cinel
Le sixième continent/théorie de la frontière (2010) Morad Montazami
Habiter le décor (2008) Jordi Colomer
Anarchie-architectone (2008) Marie-Ange Brayer
en la pampa (ou les larmes de Dostoievski dans le désert) (2008) Martí Peran
Debout les morts (2008) François Piron
Entretien Habiter le décor (2008) Marta Gili
Faits divers (2008) Jacinto Lageira
D'autres stars (2008) Christine Van Assche
Des décors habités (2006) entretien par David Benassayag
Reverse, mode d'emploi (2003) Jean-Pierre Rehm
Les 'Gauloises Bleues' de Jordi Colomer (2003) Ramón Tio Bellido
Un nom déplacé (1996) Jordi Colomer

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Un nom déplacé
Jordi Colomer

Toute chose sacrée doit être à sa place.
(Déclaration d’un indien pawnee recueillie par Fletcher)

Un des derniers projets de l’architecte Rem Koolhaas consiste à démonter un gigantesque silo à grain, typiquement nord-américain, pour le reconstruire, pièce par pièce, en terres européennes, et ainsi, une fois remonté, en analyser les caractéristiques et son fonctionnement sur le Vieux Continent.

Peut-être pour rétablir l’équilibre entre les deux rives de l’Atlantique, et bien qu’il n’existe pas de relation connue entre les deux projets, Martin Kippenberger a eu l’idée d’installer une des fameuses entrées art nouveau du métro parisien n’importe où dans une morne plaine glacée de la péninsule d’Alaska. Le projet est resté, pour l’instant et comme le précédent, en l’état de commentaire utopique à reprendre.

En 1992, une expédition privée de plongeurs sous-marins repêche des eaux de l’Atlantique, 1.800 objets qui, après quatre jours de navigation, avaient naufragé avec l’équipage et les passagers du Titanic. Leurs héritiers ont pu récupérer les humides possessions des membres de leur famille, après 80 ans passés à les imaginer au fond de l’océan. Mais avant, ils ont du débourser une modeste somme à la compagnie maritime, qui a pu plonger à nouveau pour faire émerger de l’oubli 47 vaisseaux de la couronne britannique provenant d’Egypte, chargés des sarcophages et des quelques momies, qui avaient été échouer au fond de la Méditerranée, longtemps avant de finir amarrés dans une salle du British Muséum ou dans la crypte du n° 13 de Lincoln’s Inn Fields, la résidence de Sir John Soane.

Ont bien débarqué à Londres, par contre, les frises du Parthénon que réclament périodiquement les autorités grecques, convaincues, à demi, qu’elles traverseront un jour la mer en sens contraire. Plus au sud, au nord de Lisbonne, on lit aux côtés d’un énorme rocher, le panneau suivant: "Depuis 1851, ce rocher décore les jardins de Sintra, résidence estivale des monarques portugais, ce rocher qui a parcouru, avec ses 14 tonnes, les chemins qui de la lointaine Chine le menèrent jusqu’ici".

Silos à grain, entrées de métro, montres, bijoux et autres objets du Titanic, sarcophages, momies, frises du Parthénon et un rocher de 14 tonnes, à des siècles de distance, se sont déplacés d’un lieu à un autre. Ce qu’on appelle la civilisation occidentale a illustré l’encyclopédie en ramenant le monde à la maison, et en le mesurant sous toutes ses coutures. La route naturelle, c’est bien connu, va des "Orients" à l’Occident. Koolhaas, dans le cas cité, préfère se limiter au vaste théâtre de l’Occident pour mettre en scène le retour du fils prodigue (les Etats-Unis) qui rentre à la maison, en Europe.

Cette odyssée est peut-être ironique, tout comme l’action de Kippenberger, qui en plaçant l’entrée du métro parisien dans un désert de glace, en multiplie la charge culturelle, abolit toute idée fonctionnelle et suggère un voyage vers le non-lieu. Robert Smithson nous avertit de quelques-uns des dangers qui nous guettent sur ce chemin:
"Entre le lieu (site) et le non-lieu (nonsite) nous pouvons tomber dans des ‘lieux’ (sites) peu organisés et sans direction". Rigoureusement parlant, dans les deux projets cités, le geste de trouver ou de déplacer un lieu, tout en étant important, n’est pas la question centrale, c’est plutôt le déplacement de l’objet en soi qui constitue l’action.

Un autre allemand, Wim Wenders, dans un film tourné avec une petite caméra à l’épaule, en hommage au maître japonais Ozu: Tokyo-Ga, racontait un autre voyage, presque identique: nous voyons, au centre de Tokyo, une habile construction de poutres métalliques boulonnées de 300m de haut, une réplique exacte, grandeur nature, de la Tour Eiffel, un double, un clone planté en pleine métropole japonaise, tel un gigantesque miroir face à Paris.

Une chose déplacée, à Slumberland, le pays des rêves de Little Nemo, acquiers toujours le statut de réalité, telle cette image spéculaire qui fonde un système logique, aussi vrai que n’importe quelle autre logique. Dans un de ces rêves, le dictateur de la planète Mars instaure un régime de contrôle omnipotent sur les mots, par lequel les citoyens doivent payer une sorte d’impôt pour tout ce qu’ils disent. Chaque mot a un prix, et l’utilisation d’adjectifs ou de mots tendres, devient donc prohibitive. À Tokyo, le prix qu’ils devaient payer pour le nom de la fameuse tour, les amena à la rebaptiser: la Tour Eiffel de Tokyo, logiquement, s’appelle la Tour Tokyo, ce qui la rend substantiellement différente. Changement de lieu, mais aussi changement de nom: deux choses qui font changer les choses. Nous entérinons le long chemin qui nous a conduits jusqu’ici.

La sculpture, souffre aujourd’hui d’un nom déplacé, un nom qui dit moins que ce qu’elle comprend, et qui nous oblige à l’enfermer entre « guillemets », plus qu’il ne devrait être nécessaire. Aujourd’hui, le lieu est multiple, et chaque espace (encore) clos d’une discipline, est condamné à épuiser son oxygène. Si la place de la sculpture est, aujourd’hui, le lieu personnel des amalgames et des déplacements, un lieu d’intense confluence, son nom, déplacé par rapport à lui-même, ne lui correspond plus. Il est urgent qu’il s’en rapproche, qu’il s’étende définitivement, par un usage plus ambitieux et ouvert. C'est-à-dire que le nom se mette en place. Si, au contraire, il devient un fardeau, il nous faudra laisser tomber le nom de sculpture, fermé, au fond de l’abîme, et lui trouver un nouveau nom.

Jordi Colomer
Barcelone, 1996